Séminaire : Les variations du croire

Nathalie Luca, directrice de recherche au CNRS (CéSor) et Anne-Sophie Lamine, professeure (Université de Strasbourg, DynamE)

1er vendredi du mois de 15h à 18h (salle Alphonse-Dupront, 10 rue Monsieur-le-Prince 75006 Paris)

du 2 décembre 2016 au 2 juin 2017. Séances supplémentaires de 10h à 13 h puis de 15h à 18h le 16 juin 2017

Le séminaire poursuit l’exploration du croire dans le religieux (christianismes, islams, nouveaux mouvements religieux…) et à ses frontières (milieux entrepreneuriaux, artistiques ou politiques) et s’inscrit dans le cadre des activités menées par le programme collaboratif « Les techniques du (faire) croire » du Laboratoire d’excellence Hastec, « Histoire et anthropologie des savoirs, des techniques et des croyances ». Les questions posées traversent et dépassent le champ religieux, portant sur les notions de choix, de vocation, d’ambition, de désir ou de pouvoir. La notion de vocation n’est pas propre à la vie religieuse. Des professionnels issus de domaines d’activités différents justifient également leur engagement dans leur métier en terme de vocation. D’autres au contraire estiment que la société, en accolant à leur profession la notion de vocation, les prive d’une reconnaissance professionnelle méritée et légitime leur faible salaire. Dans tous les cas, l’idée de vocation paraît s’opposer à celle de choix. La première semble s’articuler avec la notion de foi ou d’appel, elle renvoie à une extériorité du sujet, la seconde avec celle de responsabilité et de rationalité ancrée à l’intérieur du sujet. Le choix et la vocation se construisent en tension, mais ces deux notions peuvent être utilisées par les mêmes individus qui pourront à la fois revendiquer le choix et la vocation, ou au contraire prétendre à un choix sans vocation ou encore à une vocation au-delà de tout choix. C’est  sur l’articulation entre ces deux termes, entre raison et émotion, extériorité et intériorité, responsabilité et conviction, et sur la façon dont ceux-ci rencontrent les notions de foi, de passion, d’ambition et de responsabilité que se consacrera une partie de notre séminaire mensuel en explorant notamment des portraits filmés d’artistes, d’entrepreneurs ou d’architectes. En 2015-2016, l’analyse de courts-métrages réalisés avec des moines trappistes, a révélé plusieurs éléments qui peuvent être interprétés en termes de dressage du corps et de l’esprit (développement des sens et du jugement esthétique ; travail manuel et intellectuel ; temps de pause, silence, etc.) qui disent ensemble ce qu’est leur Dieu et le présentifient. Qu’est ce que la vocation, le désir, la foi présentifient lorsqu’ils s’expriment dans des sphères d’activité où l’individu se dit maître de son engagement ? Par quoi alors est-il agi ? Quels sont les « non humains » (valeur, objet, instrument, etc.) qui l’animent ? Quel héritage la religion a-t-elle laissé en termes d’attitude ou de contenu de croyance ? Comment se traduit l’ivresse de la foi dans un monde sécularisé, et se saisit le conatus cher à Spinoza, force d’exister, élan vital de l’individu mu par le désir ?

L’autre grande thématique de ce séminaire abordera le croire en l’articulant aux notions de pouvoir, de corps et d’émotions. En plus de l’approche pragmatiste de John Dewey déjà abordée en 2015-2016, nous discuterons de celle de Talal Asad et de chercheurs qui s’en inspirent. Ces approches seront mobilisées pour analyser des modes de vie et des engagements de croyants musulmans en France et en Europe, dans une perspective comparative avec d’autres types d’engagements, religieux ou non.

 

Vendredi 2 décembre 2016

Croire comme expérience, dialogue avec John Dewey, Anne-Sophie Lamine.

L’intérêt pour le pragmatisme est avéré dans divers champs de la sociologie, notamment ceux des mobilisations, du travail, de la ville ou de l’environnement, mais il est encore peu manifeste dans celui du religieux. Cette séance s’appuie principalement sur quatre ouvrages de Dewey : La formation des valeurs (FV) (2011 [1918-1944]), L’Art comme expérience (AE) (2014 [1934]), Une foi commune (FC) (2011 [1934]), Le Public et ses problèmes (PP) (2010 [1927]), sous l’angle de leur pertinence pour l’analyse socio-anthropologique du religieux. Diverses raisons conduisent à cet auteur : d’abord, la recherche de concepts permettant de dépasser le dualisme rationnel-irrationnel dans l’analyse des actes de croyance. En effet, nombres d’actes religieux ou croyants apparaissent comme a-rationnels ou expressifs (au sens de Wittgenstein). Ensuite, le pragmatisme permet d’accorder plus de place à l’expérience, au corps et aux émotions, ou plus largement aux affects. Il offre aussi des outils pour travailler les aspirations et les idéaux, objets peu thématisés en sciences sociales. Enfin, alors que les théories sociales offrent de solides ressources pour travailler les processus de différenciations, il est plus difficile d’expliquer comment des acteurs sociaux minoritaires, notamment religieux, peuvent aussi s’impliquer dans des processus de « dédifférenciation », et fabriquer du commun à partir du particulier.

À partir de Dewey, et de nombreux cas empiriques, je montrerai que croire c’est « tenir à », c’est-à-dire donner de la valeur de manière à la fois sensible et rationnelle (FV) à des formes d’expériences et de travail sur soi (AE), à des formes de dépassement de soi (idéaux et aspirations, FC) et à des manières de se relier aux autres et de faire du commun (PP), ces modalités du croire se combinant de diverses manières. L’approche pragmatiste me permet en outre de porter attention à l’étendue d’intersubjectivité (la reconnaissance de la subjectivité d’autrui) et du bien commun et de proposer un critère (original et pragmatiste) de la rigidification du croire (passage vers le rigorisme ou la radicalité), lorsque cette double étendue se réduit.

 

Vendredi 6 janvier 2017

L’art en acte, Nathalie Luca

France est peintre. Elle peint dans son atelier, aux Frigos, dans le 13ème et justifie les thématiques de ses peintures non pas comme un choix délibéré mais comme la trace laissée par son environnement sur sa peinture. France ne s’inspire jamais de modèles. Elle fait les paysages qu’elle ne connaît pas mais que lui dictent les pigments qu’elle dépose indifféremment sur sa toile. Pourtant, lorsque ses amis lui rendent visite, ils lui apportent des photos et lui disent « Regarde, ça c’est ton paysage ».

Marie est sculptrice. Son atelier est dans le 17ème. Elle aime travailler la terre parce que « c’est tripal » dit-elle. La matière se remplit de ce qu’on y met. Et elle s’anime. Elle en a fait plusieurs fois l’expérience. Mais cela arrive aussi avec le bois. Elle a fait une vierge en bois, qui a été installée dans une église. Un jour, elle est allée la voir. Une femme priait intensément devant. Marie lui a demandé pourquoi. « Parce qu’elle fait des miracles », lui a-t-elle répondu.

David est un artiste aux compétences multiples (il sculpte, peint, dessine, etc.) qui répond uniquement à des commandes de l’Église catholique. Il ne signe pas ses œuvres. C’est le Vatican qui les signe pour lui. Lui, il s’efface quand il peint. Ce qu’il veut, c’est laisser l’Esprit œuvrer par son corps.

La séance s’organisera autour de la projection d’un triptyque composé de trois courts-métrages : « Vois-là » ; « Remplir la matière » ; « S’effacer » qui permettra d’interroger tout à la fois l’irruption du croire dans la création artistique, la place de la foi et la conception vocationnelle.

 

Vendredi 3 février 2017

Foi d’entrepreneurs, Nathalie Luca

NUMA est un accélérateur de startup situé dans le second arrondissement de Paris fondé par Marie Vorgan Le Barzic. Des entrepreneurs lancés dans le numérique, généralement assez jeunes, sélectionnés parmi des centaines, ont accès pendant quelques mois à tout un ensemble de services et de réseaux censés accélérer le développement de leurs entreprises. Entrer chez NUMA est donc une chance dont ils se saisissent à 200%, au prix de gros sacrifices. Certains travaillent avec des stagiaires, d’autres ont déjà plusieurs salariés ; tous espèrent changer le monde en révolutionnant l’entreprise. Ils se considèrent d’ailleurs davantage comme des leaders, des créateurs, des artistes que comme des chefs d’entreprise. Enfin, travaillant tous avec le numérique, ils voient dans « le code » l’avènement de l’homme nouveau.

La séance s’organisera autour de la projection du montage des interviews réalisés avec une vingtaine d’entre eux. Elle sera l’occasion d’interroger leurs conceptions de l’engagement, leurs croyances dans leur aptitude à modeler une société meilleure. Leur capacité à faire croire aux stagiaires et employés qui travaillent avec eux qu’ils partagent un même projet.

 

Vendredi 3 mars 2017

Un entrepreneur religieux, Nathalie Luca

Bernard est un jésuite qui vit en Corée depuis plus de 30 ans. Professeur dans l’une des meilleures universités de Séoul, il est par ailleurs un excellent spécialiste du bouddhisme coréen. Ce double parcours l’a amené à s’interroger sur les possibilités d’une rencontre entre le catholicisme et le bouddhisme, ce qui s’est traduit par la publication d’un livre : Jésus le Christ à la rencontre de Gautama le Bouddha. Identité chrétienne et bouddhisme, (Paris, Cerf, 1998). Des catholiques coréens (mais pas seulement) intéressés par son message lui ont demandé de créer une association pour mettre en acte cette rencontre. De fil en aiguille, et après une quinzaine d’années de fonctionnement, l’association qu’il préside est en train à créer son propre centre de méditation, « Le chemin de pierres au bout du chemin ». Il s’agit là d’un véritable projet entrepreneurial qui oblige Bernard à vivre et à décrire des situations en des termes qui rappellent ceux des créateurs de startup. Jusqu’où vaut la comparaison ?

C’est la question que nous nous poserons à partir d’un court métrage qui fait le portrait de Bernard : « Le chemin de pierres ».

 

Vendredi 5 mai 2017

Jeux de pouvoir sur le croire. Talal Asad et ses successeurs, Anne-Sophie Lamine

Les apports de Talal Asad ainsi que de plusieurs chercheurs s’inscrivant dans son sillage ou s’en inspirant (Mahmood, Fadil, Marzouki, Jouili, Fernando…) seront discutés en les inscrivant dans la problématique plus large des jeux de pouvoir sur le croire, et en prenant appui sur des cas empiriques. Schématiquement, si l’on considère dans un premier temps, le pouvoir exercé par les institutions religieuses et plus largement par le groupe, on pourrait considérer que la position de l’individu varie entre « c’est trop » et « c’est ok, c’est structurant ». Cela représente effectivement à une extrémité la situation de ceux qui quittent leur affiliation et à l’autre celle de ceux qui considèrent que la communauté et son organisation sont nécessaires. Les normes religieuses constituent un ensemble (hétéroclite) de « structures de plausibilité » (Berger et Luckmann, 1966) dans lequel puisent, de manière sélective, des croyants de sensibilités qui peuvent être fort diverses. Elles sont donc partie prenante de la « culture en action » (Swidler, 1986), et constituent des « réservoirs » de sens. Néanmoins, la dichotomie entre le pouvoir des normes religieuses et sociales et l’autonomie ou l’individualisation peut nous empêcher de voir les ajustements, les ruses et les tactiques qui donnent à l’individu sa part de créativité et de liberté (Certeau, 1980), y compris dans des situations qui semblent fortement contraintes. On discutera donc des formes de puissance d’agir (Mahmood, 1995) dans ces situations, ainsi que des risques inhérents aux catégorisations de religion ordinaire et intensive. Il est cependant un autre type de rapport de pouvoir, qui peut demeurer un point aveugle, c’est celui de la définition de la religion (Asad, 2003). Il s’agit là de réfléchir à ce qui est considéré que une religion (ou un mode de croire) socialement acceptable dans un contexte donné, comment cette définition – souvent implicite – s’est constituée. Il s’agit aussi d’être attentif à ce que ce pouvoir de définition, normatif lui aussi, induit concrètement sur l’acceptabilité des formes de pratiques liées à des religions minoritaires.

 

Vendredi 2 juin 2017

Filmer le croire musulman : esthétique, éthique et témoignage. Analyse d’un festival français de courts métrages, Anne-Sophie Lamine

Cet exposé s’appuiera sur l’analyse pragmatiste d’une soixantaine de vidéos présentées lors des deux premières éditions du festival français musulman de court-métrage musulman, les Mokhtar Awards ainsi que l’observation des débats, et des entretiens avec des réalisateurs, membres du jury et spectateurs. Le festival est international, mais 90 % des réalisations sont françaises. Selon le règlement, les participants, amateurs, semi-professionnels et professionnels, s’engagent à respecter « les limites liées à une éthique musulmane ». Cette dernière se décline dans toute une gamme d’acceptions incluant la religion comme art de vivre, le comportement « hallal » (licite) ou la dimension universelle de valeurs humanistes/religieuses. Les mises en œuvre vont de « caté­chis­mes » mis en image à des réalisations qui aurait leur place dans tout festival non religieux. Les deux journées de projection de la seconde édition offrent un espace de discussion des œuvres présentées, entre le public, le jury, les réalisateurs et les organisateurs. J’analyserai la dimension visuelle d’un « faire croire » islami­que contemporain : quels éléments du croire sont mis en avant ? Comment sont-ils représentés ? Quelles sont les modalités esthétiques, militantes, documentaires, fictionnelles ? Quelles sont les thématiques privilégiées ? Dans l’analyse de la performativité des images, on sera attentif à la place des métaphores (anges, nature…), aux gestes mis en scène (écriture, prière…), au rôle des répétitions (reconnaissance), au jeu du particulier et de l’universel (accent sur la conversion ou sur l’éthique), au choix de l’explicite ou de l’implicite et au recours à l’humour (la fiction primée met en scène les surenchères hilarantes de deux hommes jouant au plus pieux).

 

Vendredi 16 juin 2017

10h-13h : Exposés d’étudiants

Vendredi 16 juin 2017

15h-18h : Conclusion du séminaire : ambitions, rigorismes, radicalités

(Anne-Sophie Lamine et Nathalie Luca)

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