AXE 1 – Réfléchir le religieux (sous la responsabilité de Céline Béraud et Dominique Iogna-Prat)

1.1. Le religieux : opérativité heuristique de la notion (Stéphane Ancel, Emma Aubin-Boltanski, Céline Béraud, Éloi Ficquet, Rita Hermon-Belot, Nathalie Luca, Filippo Ronconi, Sébastien Tank-Storper)

Comment se pose la notion de religieux selon les champs disciplinaires, les contextes socio-politiques et les objets des chercheurs ? Qu’est-ce qui est ou non religieux dans le judaïsme, dans l’islam, dans les cosmologies traditionnelles, les religions afro-américaines, dans les rituels, les cultures matérielles ? Comment la culture religieuse s’observe-t-elle dans des domaines d’activités où elle n’est pas directement convoquée (domaine économique ou artistique, par exemple) ? En quoi cette notion est-elle un outil de compréhension des objets sur lesquels nous travaillons ? Si elle avait été stabilisée par Danièle Hervieu-Léger dans le périmètre de la sociologie des religions, elle nécessite aujourd’hui d’être repensée à partir de l’interdisciplinarité, de la pluralité des aires culturelles et des objets sur lesquels les chercheurs du CéSor travaillent.

Cette réflexion mobilise nécessairement l’ensemble des chercheurs du CéSor différemment confrontés à la notion de « religieux ». La question de son opérativité se pose par exemple de façon tout à fait spécifique pour Nathalie Luca dont une partie des recherches à venir portera sur une anthropologie pragmatique de l’optimisme, qu’elle construit à partir des notions de « foi », d’« enthousiasme », de « vocation », de « désir », situées en amont de toute forme d’engagement et non pas propres à l’engagement religieux. Elle place à l’origine de la mise en mouvement de l’individu sa capacité à se projeter dans un avenir imaginé toujours meilleur. Néanmoins, cette projection prend une forme « idéal-typique » lorsqu’elle est portée par une croyance religieuse. Vient alors la nécessité d’interroger à frais nouveaux ce que cette croyance religieuse aurait de spécifique et s’il est pertinent de la distinguer des autres modalités de projections conduisant à la capacité de nourrir une vision optimiste de l’avenir, toute projection devenant agissante en retour.

Dans la continuité d’un travail mené conjointement avec Nathalie Luca et Anne-Sophie Lamine sur le croire en actes, Emma Aubin-Boltanski propose, quant à elle, de s’intéresser à la façon dont les textes religieux musulmans sont performés et incorporés par des femmes appartenant à la Qubaysîya, un mouvement sunnite né au début des années 1980 en Syrie qui possède des ramifications au Liban, en Jordanie, en Turquie et au Koweït. Il s’agira notamment pour elle de suivre et de mettre à l’épreuve la proposition de l’anthropologue américano-pakistanais Talal Asad de considérer l’islam non pas comme une « religion », mais comme une « tradition discursive ». Elle s’intéressera en particulier à cette pratique absolument centrale de la mémorisation du Coran et de la tradition prophétique. Cet exercice d’incorporation des textes religieux était traditionnellement réservé aux « ulamâ », aux savants masculins : les qubaysîyât l’ont non seulement encouragé auprès d’un large public, mais féminisé. En 2007, elles ont ouvert une école féminine dédiée à cette pratique à côté de la mosquée des Omeyyades, à Damas. Emma Aubin-Boltanski examinera, en outre, les écrits produits par le mouvement, une abondante littérature touchant aux différents domaines des sciences islamiques (sîra, fiqh, commentaires des hadiths, méthodes de récitation du Coran).

Sébastien Tank-Storper entend également interroger la notion de religieux telle qu’elle est mobilisée aujourd’hui au sein du judaïsme. Dans le prolongement de ses recherches sur les catégories d’orthodoxie et d’hétérodoxie dans le judaïsme contemporain, il s’agira moins de viser la meilleure définition possible du « fait religieux » et de la manière dont il travaille le judaïsme, que de saisir la manière dont est élaborée et mobilisée la catégorie « religieux » dans les processus emics de définition des judéités contemporaines. Une attention particulière sera également portée à la manière dont les États (et notamment l’État d’Israël) contribuent à délimiter un champ religieux juif spécifique en regard des espaces de sécularité.

Céline Béraud réfléchira pour sa part sur la catégorie de « religieux » telle qu’elle est mobilisée par les acteurs et en particulier les acteurs publics, notamment à l’occasion des controverses relatives à la laïcité, où se donnent à voir des opérations de qualification très variables selon les situations de ce qui serait ou non religieux. Les institutions publiques offrent un très bon terrain d’enquête pour observer ces controverses et les effets produits par ces opérations de qualification. C’est le cas notamment de la prison : dans ce cadre se pose la question de savoir par exemple si la djellaba que portent certains détenus relève du religieux ou du culturel.

Rita Hermon-Belot souhaite développer la construction comme un objet à part entière de l’étude des processus de cohabitations religieuses, conflictuelles ou non, des innovations culturelles qu’engendre la diversité religieuse et des régulations dont elle fait l’objet de la part de l’État et des services publics ; en leur donnant toute leur place dans les enseignements et les travaux des étudiants, notamment pour ce qui concerne les directions de thèses. L’Atlas Minorel (titre provisoire) paraîtra vraisemblablement début 2018 et sera l’occasion d’une relance des débats sur ces questions, notamment sur celle des « minorités ».

Sur la base d’une démarche comparative entre l’empire byzantin et l’empire éthiopien, ce dernier ayant puisé de nombreux modèles dans le premier, une réflexion sera conduite par Éloi Ficquet, Filippo Ronconi et Stéphane Ancel sur les relations paradoxales, à la fois antagonistes et interdépendantes, entre le religieux et le politique, chaque sphère semblant absorber l’autre tout en travaillant à sa distinction.

1.2. Formation et développement d’un domaine d’étude sur le religieux (Céline Béraud, Stefania Capone, Éloi Ficquet, Dominique Iogna-Prat, Pierre Lassave, Nathalie Luca, Sepideh Parsapajouh)

Céline Béraud, Stefania Capone, Dominique Iogna-Prat, Pierre Lassave, avec la collaboration de Yann Potin, Archives nationales, ont ouvert un chantier appelé à d’importants développements dans les quatre prochaines années sur l’Histoire des sciences sociales du religieux.

Ce programme, ouvert il y a deux ans (année universitaire 2015-2016), a eu comme première base empirique la reconstitution de la formation et du développement du Groupe de sociologie des religions créé en 1954 au sein du Centre d’études sociologiques du CNRS. À partir du recueil et du classement des archives personnelles et des fonds de bibliothèque des principaux fondateurs de ce Groupe (Gabriel Le Bras, Henri Desroche, François-André Isambert, Émile Poulat, Jacques Maître, Jean Séguy), un travail collectif de biographies a été entrepris sur leur trajectoire (assr.revues.org, rubrique « Archives du GSR »). Au cours de l’année 2016-2017, un séminaire de recherche a accompagné cette dynamique en faisant porter ses séances sur divers lieux et champs de recherche issus du Groupe consistant à saisir l’objet religieux comme fait social total, position épistémique en rupture avec l’histoire interne des traditions ou avec l’instrumentation par ces dernières des savoirs sociologiques. Les généalogies de la sociologie du protestantisme, du judaïsme et de l’islam ont été notamment abordées lors de séances spécifiques. La revue Archives des sciences sociales des religions a commencé à publier les contributions qui résultent de ces travaux (rubrique « Atelier des sciences sociales » du Bulletin bibliographique). Ce travail généalogique doit être poursuivi tant pour le judaïsme que pour l’islam, tout en élargissant l’enquête aux sociologies du catholicisme et de la laïcité. Le chantier biographique doit se poursuivre autour de la figure fondatrice de Gabriel Le Bras. En outre, il est prévu d’étendre l’enquête aux objets et à la circulation des savoirs, avec une attention toute spéciale pour les controverses (par exemple autour des sectes ou de la radicalisation). Enfin, on prévoit une remontée jusqu’aux temps fondateurs de la « sociologie » –terme dont l’usage technique remonte à la fin des années 1830 et à l’œuvre d’Auguste Comte – à l’étude des utopies sociales du XIXe siècle et de leur fond religieux.

Outre la coordination de l’ouvrage biographique sur le GSR, Pierre Lassave entend tirer le bilan de plusieurs années passées au service éditorial des Archives des sciences sociales des religions. Après avoir précédemment et successivement exploré d’autres milieux intellectuels (l’urbanisme, la sociologie urbaine, la traduction littéraire, l’exégèse biblique), il propose de reprendre ses réflexions et notes analytiques récentes en un essai de synthèse. Le titre provisoire en est « Sociologues des religions. Mots, parcours, lieux ». Le projet s’interroge sur les multiples perspectives qui construisent un objet pluriel. Il adopte pour cela divers angles d’approche : la comparaison des formations de la spécialité dans le monde ; la sémantique des mots clés et des schèmes de raisonnement ; l’histoire des laboratoires ; la narratologie des parcours ; la pragmatique des controverses. Il fait ainsi écho aux acquis et aux incertitudes du domaine en question.

Si le domaine que constituent les sciences sociales du religieux a des spécificités nationales, il porte également la marque, dès le XIXe siècle, du dialogue avec les intellectuels des aires culturelles investies par les chercheurs. Comment la circulation transnationale des échanges intellectuels entre les pays dits « du Nord » et ceux dits « du Sud » a-t-elle joué dans l’élaboration de traditions nationales de ce domaine de recherche, dont il faut préciser qu’il n’existe pas dans tous les pays et ne connaît pas le même développement. Ainsi par exemple, si en Iran il a une longue histoire, entre l’Université laïque « islamisée » après la révolution de 1979 et les écoles religieuses « sécularisées » avec le modernisme, il n’y a pas en revanche de sciences sociales du religieux en Syrie, ni dans les autres pays de la région, à l’exception de l’université jésuite Saint-Joseph (Beyrouth), car « les sciences religieuses » font partie intégrante des enseignements de théologie, aussi bien chez les sunnites que chez les chrétiens. Chez ces derniers, l’histoire est même souvent réduite à l’histoire ecclésiastique et enseignée par des théologiens. De même, l’histoire des missions catholiques et protestantes est encore souvent pratiquée comme une « histoire ecclésiastique » dans les facultés de théologie ou divine studies en Europe et aux USA. Si comme à Cuba ou au Brésil, la formation d’un domaine d’études sur les religions d’origine africaine remonte au XIXe siècle, en Haïti, il connaît aujourd’hui un renouveau important en raison du déferlement de mouvements jusque-là absents (d’abord issus des protestantismes, puis venus de l’islam ou du bouddhisme) qui oblige les chercheurs de ce domaine à travailler en étroite collaboration avec ceux d’autres pays plus familiers de ces courants religieux. Travailler sur les logiques académiques nationales de construction de cet objet d’étude informera sur son enjeu dans l’espace national et international.

On peut prendre pour exemple la place du religieux dans la constitution d’un champ anthropologique afro-américaniste sur lequel compte travailler Stefania Capone. En lien avec le projet Bérose (Lahic/IIAC/EHESS) sur la constitution du champ de l’histoire de l’anthropologie, S. Capone mènera une réflexion sur la formation d’une anthropologie afro-américaniste à partir de la fin du XIXe siècle. Il s’agira de retracer les échanges et les « dialogues transatlantiques » entre les « africanistes » brésiliens, cubains et haïtiens et leurs collègues français et états-uniens. Dans le cas des études afro-brésiliennes, la théorie sur le syncrétisme de Bastide constitue le produit d’un intense dialogue avec les historiens modernistes brésiliens (comme Mario de Andrade), les folkloristes, psychiatres et médecins qui ont étudié les religions afro-brésiliennes dans les années 1930 et 1940 (notamment Edison Carneiro et Arthur Ramos), ainsi que d’un dialogue beaucoup plus large, engagé en dehors des frontières brésiliennes avec des spécialistes des cultures afro-américaines (tels que Melville J. Herskovits aux États-Unis et Fernando Ortiz à Cuba). Ces « dialogues transatlantiques » ne se limitent pas au Brésil et sont à l’origine de la formation d’un champ d’études consacré aux religions et aux cultures afro-américaines.

Les liens que Nathalie Luca a noués avec la faculté d’anthropologie de l’Université d’État d’Haïti lui permettront également de travailler sur les conséquences, en matière de construction de l’objet religieux, de la demande croissante des étudiants de travailler sur des mouvements récemment arrivés sur l’Ile (en lien avec l’islam ou le bouddhisme) extrêmement pluriels et polymorphes et sur lesquels les enseignants chercheurs n’ont jamais travaillé auparavant.

Sepideh Parsapajouh participera pour sa part à la constitution d’une anthropologie du religieux en alternance à partir du cas iranien. Aujourd’hui, près de trente départements de sciences sociales sont actifs dans plusieurs universités iraniennes. Outre la diversité de leurs projets de recherche et d’enseignement, ils font montre d’une volonté importante d’échanger avec d’autres pays, comme la France. Cette volonté vient du fait que les sciences sociales en Iran ont été fondées, depuis les années 1950, à travers des relations très étroites de collaboration avec la France, notamment pour la formation de chercheurs devenus ensuite professeurs des universités iraniennes. De nombreuses relations ont été initiées par le biais de l’Institut français de recherche en Iran, avec des chercheurs comme Henry Corbin et Jean Calmard, Marcel Bazin, Jean-Pierre Digard, Christian Bromberger et d’autres. Les périodes politiques successives, avant et depuis la révolution, ont influencé ces rapports scientifiques. Tandis que les études françaises sur la société iranienne manifestaient un point de vue plus distancié après 1979, une anthropologie et une sociologie locales, issue de l’école ethnologique française, ont continué à se développer à l’intérieur du pays. En parallèle, suite à la révolution culturelle, aux politiques d’islamisation de l’université, au rapprochement des écoles religieuses (hozeh) et des universités laïques, une réflexion croisée sur la question du religieux a vu le jour, à travers ces échanges. Le fruit de ces rapports mouvementés est une effervescence des sciences sociales des religions, de l’anthropologie et de la sociologie à l’histoire et à la philosophie. Sepideh Parsapajouh se propose d’étudier le devenir des sciences sociales des religions en Iran, sciences que l’on peut qualifier de « subalternes » ou mieux d’« en alternance », en raison de leur double dynamique d’échange, à l’intérieur (entre universités laïques et religieuses) comme avec l’extérieur (la France et d’autres pays).

Sur la base d’enquêtes transversales, à la fois historiques et contemporaines, à cheval sur les espaces chrétiens et islamiques de la Corne de l’Afrique, Éloi Ficquet poursuivra ses observations et questionnements sur les pratiques ayant trait à la notion de « sainteté » dans ses diverses acceptions. La notion de temporalité, en prise avec la spatialité, est au cœur de cette enquête. En atteignant le plus haut degré d’excellence dans la pratique de la foi, les personnalités saintes sont reconnues dans leur capacité à percer le flux temporel, à transgresser son irrémédiabilité. Leurs capacités d’action bénéfique perdurent à travers le temps, au prix de réactivations rituelles. La poly-rythmicité des célébrations impliquant des figures saintes, aux plans hebdomadaire, mensuel, annuel ou pluriannuel, participent de dispositifs de contrôle social du temps, qui permettent d’interroger la nature substantielle du temps et les moyens de l’endiguer, de le canaliser, de s’en abstraire ou de s’y couler.

1.3. L’institution ecclésiale en Occident et au-delà (Céline Béraud, Dominique Iogna-Prat et Alain Rauwel)

Sous le titre L’Église : un dictionnaire critique, Céline Béraud, Dominique Iogna-Prat et Alain Rauwel, avec la collaboration de Frédéric Gabriel (UMR Triangle, ENS, Lyon), proposent un projet de grande ampleur, destiné à être publié dans la collection « Quadrige » des Presses Universitaires de France (PUF). Ce projet est le fruit d’une longue réflexion issue de séminaires, colloques et journées d’études déployés sur plusieurs années, qui a débouché sur le constat suivant : si l’on parle de plus en plus d’un « retour du religieux » et de son articulation toujours délicate à la sphère politique, la spécificité française de la laïcité empêche le public, mais aussi les chercheurs, de prendre la mesure du rôle fondateur de l’Église (au sens très large) dans la « fabrique » de la société. Si les historiens prennent en compte ce donné, c’est souvent d’un point de vue internaliste et sans interroger en lui-même l’objet « Église », résultat d’une longue sédimentation pluriséculaire, et fort diverse selon les lieux et les géographies. Surtout, les outils des sciences sociales sont la plupart du temps ignorés dans l’approche du phénomène. De même, les politistes ne prennent jamais en compte l’ecclésiologie, s’agirait-il de se pencher sur l’histoire de la gouvernementalité et des structures institutionnelles. Curieusement, le monde de la recherche en sciences sociales ignore ainsi le plus souvent l’outil heuristique que représente l’Église pour penser la société comme « universel » et comme totalité sociologique. Au terme d’une longue histoire, qu’il s’agit justement de reconstituer minutieusement, on peut dire que, via la philosophie classique (à commencer par Kant), la tradition sociologique du XIXe et du XXe siècle a hérité de la notion d’« Église » pour penser les formes d’association par « communion », « conjonction », « corporation » : songeons par exemple à Durkheim et à Weber. C’est pourquoi le dictionnaire en préparation se propose d’adopter une méthodologie adaptée à l’étude de ce qui devient dès le XVIIIe siècle un concept de référence pour penser la modernité séculière dans la tension Église/État. Ce faisant, nous cherchons, au bénéfice de l’ensemble des sciences sociales, à jeter sur l’Église (entendue sous toutes ses formes, sans limitation chronologique ou géographique) un regard inédit et concernant les publics les plus divers : du monde savant de la plus haute scientificité jusqu’au grand public cultivé. Cet instrument de travail dont la réalisation nécessitera plusieurs années est pensé comme un outil pédagogique, mastérants et doctorants étant étroitement associés aux séances de travail, séminaires et colloques qui vont ponctuer l’élaboration du dictionnaire.

Tout ouvrage « de référence » devrait pouvoir répondre au moins à deux questions : pourquoi ? comment ? Pourquoi proposer un dictionnaire de l’Église alors qu’il existe déjà d’imposants dictionnaires et histoires de l’Église, de l’orthodoxie, de la papauté, du Vatican, du catholicisme, du protestantisme, du christianisme, de la théologie, de l’apologétique, de la foi, de la liturgie, du droit canonique, des conciles, de la géographie ecclésiastique, de la spiritualité, de l’éthique, de la missiologie, de l’œcuménisme, ou plus généralement de la religion et des faits religieux, où notre objet semble traité de manière extensive, du point de vue chronologique, culturel et dogmatique ? D’abord parce qu’aucune des entreprises existantes n’aborde l’objet comme nous l’entendons, avec ce type de découpage et d’entrée dans la matière « Église », qui permet un autre regard qu’une simple Histoire. Même l’Oxford Dictionary of the Christian Church de Frank L. Cross et Elizabeth A. Livingstone (1997), malgré son titre, n’est pas centré sur l’Église en tant que telle, et propose par exemple de très nombreuses entrées biographiques. À l’inverse, notre dictionnaire n’est pas d’abord conçu comme un livre « de contenu », comme une histoire de l’Église découpée en articles, il ne se veut pas descriptif mais bien critique, avec notamment deux objectifs : mettre en évidence et discuter les problématiques qui structurent l’institution ecclésiale et ses ramifications, et, corrélativement, proposer une cartographie des « champs » relatifs à ce domaine. Classiquement, quand il s’agit de définir l’Église, la tradition reconnaît d’emblée l’ambiguïté du terme, ses sens multiples : c’est cette ambiguïté et sa polyphonie que nous voulons explorer de manière dialectique. Il ne s’agit pas de décrire les manifestations de l’Église mais de se concentrer sur sa pensée, sa théorisation au sein d’une histoire intellectuelle et doctrinale, qui relève autant des sciences des religions que des sciences sociales, du droit, des sciences politiques, et de la philosophie. Le but est bien de réfléchir sur les catégories dans la dynamique de leur construction et de leurs évolutions, qu’elles soient endogènes à l’histoire chrétienne (telle la notion d’« unité ») ou exogènes, c’est-à-dire propres à la modernité des sciences sociales (tel le concept sociologique d’« appartenance »), ou encore les deux à la fois (pensons au « charisme » des origines chrétiennes réélaboré en un concept scientifique généraliste par Weber).

Après le pourquoi, le comment : comment est-il conçu, et comment l’utiliser ? Cette question décide autant de son originalité formelle que conceptuelle. Il arrive que la multiplication des entrées ne propose que des membra disjecta d’un objet ou d’un thème. La matière est disséminée et il est ainsi fort difficile, pour celui qui ne connaît pas déjà ledit thème, de trouver toutes ses ramifications et de reconstituer sa cohérence. Au contraire, nous avons choisi de privilégier des articles longs qui sont construits, hiérarchisés, et qui montrent tout l’ambitus du terme choisi. Dès lors, ce dictionnaire est conçu pour être abordé de manières multiples, selon le degré de connaissance du lecteur et selon le balayage qu’il souhaite effectuer : le feuilletage selon l’ordre véritablement alphabétique et intégral s’effectuera par l’index thématique raisonné qui détaille chaque article, mais aussi et surtout leurs contenus. En cas de recherche alphabétique, on se reportera à l’index raisonné thématique qui seul permettra de trouver l’article où l’on parle de tel ou tel sujet. Si le lecteur souhaite au contraire se situer au sein du système et de l’architecture doctrinale, une autre table lui servira de guide en cartographiant cet aspect de « l’Église ». De même pour la table chronologique, ou la table analytique des entrées qui explicite le plan de chacune. Si ce dictionnaire ne comporte pas d’entrée pour les noms propres de personnes qui ont marqué l’ecclésiologie (par exemple Yves Congar), la table raisonnée des noms propres permettra en revanche de mieux les situer au sein des matières pour lesquelles ils ont compté, et de se repérer rapidement dans des entrées significatives. Autant de chemins de lectures, autant de manières de montrer les diverses cohérences élaborées dans cet objet institutionnel et social complexe fortement charpenté et structuré.

Mais le comment ne s’arrête pas là. L’adjectif « critique » indique aussi le choix de ne pas laisser dans l’ombre l’historiographie et de ne pas tenir pour acquises les thèses que son élaboration présuppose. Aussi, chaque contributeur va appréhender l’entrée qu’il écrit ou co-écrit en s’interrogeant sur la constitution de l’objet qu’il aborde. Cet ouvrage de « référence » se veut tel dans la mesure où il prend aussi en compte l’importance de la constitution des objets en tant que tels, et la part confessionnelle et partisane à laquelle ils n’ont pas manqué d’être soumis, tant les controverses ont souvent marqué aussi bien l’érudition que la constitution même des champs disciplinaires dont nous dépendons encore pour une part. Il ne s’agit pas d’être cumulatif, mais en premier lieu réflexif et critique. Ainsi, non seulement ce dictionnaire veut proposer une cartographie aussi précise que possible de « l’Église », mais surtout un retour problématisé sur le processus d’élaboration de sa pensée, les implications des pratiques qui en découlent (théologiques, hiérarchiques, liturgiques, architecturales, etc.) tout en fournissant une bibliographie raisonnée et choisie qui permet ainsi de s’orienter dans des massifs touffus, bibliographie en harmonie avec la prise en compte des débats historiographiques et leur radiographie. Trois gains sont attendus de cette orientation : une libération des schèmes traditionnels de lecture, une meilleure connaissance réflexive de la constitution des découpages disciplinaires (leur histoire compte d’ailleurs en elle-même), un renouvellement dans la lecture de ces doctrines et de ces corpus grâce à cette distance historiographique et critique.

À cette opération d’envergure sur les catégories analytiques des sciences sociales prises dans la dynamique de l’histoire des Églises en Occident et en Orient, s’ajoute un chantier de dimension moindre consacré à la notion de « hiérarchie » dans les deux Chrétientés.

Avec la diffusion du corpus dionysien dans l’Occident latin dès les années 800, la hiérarchie devient l’un des termes essentiels pour décrire la structure d’une société identifiée à l’Église et pour la penser sur un modèle analogique, qui se déploie de la cosmologie à la psychologie. Présente dans les manifestations sociales les plus diverses, la dynamique des médiations est constamment invoquée comme garante de l’ordre qui seul ferait tenir ensemble une communauté, avec ses grades, ses statuts, et les liens afférents. Opposées à une substantialisation de la hiérarchie, c’est la plupart du temps en se confrontant à elle que les expérimentations alternatives s’éprouvent. La fin de l’Ancien Régime sonne le glas de ce modèle englobant qui est plus tard réinvesti par les sciences sociales, comme en témoigne par exemple l’œuvre de Louis Dumont. À partir d’une saisie synthétique et contextualisée de cette longue tradition, le collectif organisé en séminaire entend revenir sur les questions méthodologiques et historiographies qu’elle soulève, en vue de la publication d’un Companion Book chez Brill.

1.4. La question de la traduction (Nisrine Al-Zahre, Emma Aubin-Boltanski, Éloi Ficquet, Bernard Heyberger, Paolo Odorico, Anna Poujeau)

La traduction fait partie des activités qui mobilisent depuis sa création un certain nombre des chercheurs du CéSor. On notera par exemple le projet « Les Taktika byzantins » mené par Paolo Odorico en collaboration avec la maison d’édition Anacharsis de Toulouse, qui comporte la traduction française avec commentaire de tous les traités militaires byzantins du VIe au XIe siècle. Il s’agit d’un ouvrage exigeant un long parcours de recherche, étant donné la situation des éditions, qui ne sont pas toujours satisfaisantes, les difficultés linguistiques dues aux termes techniques souvent obscurs, et aux obstacles relatifs à l’incertitude qui accompagne la paternité et donc la datation de l’ensemble de ces produits littéraires. Ce corpus traduit en français permettra notamment de se pencher sur la transmission du savoir à Byzance.

Des méthodes d’édition et traduction commentée sont mis en œuvre par Éloi Ficquet sur différents matériaux éthiopiens (poésie mystique musulmane, prophéties historiques amhariques, droit coutumier ancien) avec une réflexion méthodologique sur les innovations possibles, non seulement à travers les outils des digital humanities, mais aussi en repensant les dispositifs d’annotation pour en faire ressortir les étagements, sous forme de rhizomes plutôt que d’arborescences.

Plus largement, le délicat travail de traduction permettra l’élaboration d’échanges intellectuels fructueux entre la France et d’autres sociétés, surtout celles qui sont traditionnellement objet d’étude des sciences sociales des religions. Ainsi par la traduction de textes de sciences sociales des religions produites dans ces sociétés vers le français, non seulement une meilleure connaissance du religieux dans ces sociétés devient possible, mais aussi, une forme de sciences sociales décentrées ou réciproques peut se mettre en œuvre.

En sens inverse, la traduction des textes français vers d’autres langues est également très riche. Le Dictionnaire des faits religieux, l’une des grandes entreprises de recherche du CEIFR, puis du CéSor pour sa seconde édition, est en cours de traduction/adaptation dans un certain nombre de langues (espagnol, italien, japonais, persan), le travail proprement technique de traduction s’accompagnant d’ateliers de réflexion collective sur la « traductibilité » de l’entreprise entre culture de départ (les sciences sociales de l’aire francophone) et langues « cibles » qui fécondent d’autres habitus culturels. D’autres langues pourraient suivre, tel l’arabe – l’arabe des sciences sociales au cœur des préoccupations de plusieurs chercheurs du CéSor depuis l’arrivée de Nisrine Al-Zahre (janvier 2017) et de Sepideh Parsapajouh (avril 2017) et la constitution en cours d’une bibliothèque arabe en sciences sociales avec la coopération d’Emma Aubin-Boltanski et d’Anna Poujeau. L’ouvrage de Bernard Heyberger consacré à la mystique chrétienne Hindiyya a déjà fait l’objet d’une traduction en arabe, sa thèse sur les chrétiens au Proche-Orient XVIIe–XVIIIe siècle est en cours. En outre, nous étudions, avec deux partenaires étrangers (les Instituts de sciences des religions de Lausanne et de Göttingen) la faisabilité d’un Vocabulaire des indispensables en sciences sociales des religions, ouvrage trilingue, regroupant une quarantaine des principales entrées du Dictionnaire des faits religieux, non seulement traduites du français en anglais (la langue « globish » des sciences sociales) et en allemand (la Ursprache des sciences sociales) mais surtout glosées sous la forme des commentaires indispensables à l’adaptation de la notice traitée dans une culture intellectuelle autre.

Ce qui importe ici n’est pas seulement de diffuser des textes français à l’étranger, mais aussi et surtout de favoriser des échanges fructueux entre les divers mondes culturels et scientifiques. Ces échanges pourraient nous permettre de repenser des notions considérées presque comme « allant de soi » dans le système de pensée occidental. Ainsi par exemple, « le religieux » n’est pas une notion utilisée dans les sciences sociales anglo-saxonnes qui se limitent à parler de « religions ». Comment les anglo-saxons traduisent-ils ce que les sciences sociales nomment, en France, le « religieux » ? Pourquoi certaines traditions intellectuelles nationales ont-elles choisi de laisser de côté la notion de religieux ? Et pourquoi les Français ont-ils voulu recourir à cette notion ? Cela relèverait-il notamment d’une tradition académique particulière, celle de la Ve section de l’EPHE ?

Dans une approche historique, cet axe nous permettra aussi de travailler sur le rôle de la traduction (du français vers d’autres langues) dans l’apparition des sciences sociales des religions dans différentes aires culturelles

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