Colloque « les bibliothèques en Méditerranée médiévale »

BNF, ms arab 5847, f. 5v

4-5 avril 2019

EHESS, pôle de Marseille,
Vieille Charité,
2, rue de la Charité
Marseille

financé par l’IRIS Scripta-PSL dans le cadre du projet
« Naissance et  » renaissance  » de la culture écrite dans la Méditerranée aux VIe-IXe siècles :
contacts, échanges, contrastes » (H. Touati – F. Ronconi)

4 avril 15h-18h – Salle des Réunions

5 avril 9h30-13h – Salle B, 2e étage

Programme

Houari Touati (EHESS, Paris) :
Pour une histoire comparée des bibliothèques en Méditerranée médiévale

Gaëlle Coqueugniot (CNRS, ENS, Paris) :
Bibliothèques et humanisme en Méditerranée orientale aux époques hellénistique et romaine

Filippo Ronconi (EHESS, Paris) :
Les Bibliothèques byzantines

Anne-Marie Turcan-Verkerk (EPHE, Paris) :
Existe-t-il des Bibliothèques au Moyen Âge latin ?

Frédéric Bauden (Université de Liège) :
Retracer l’histoire des bibliothèques en Islam à partir des manuscrits

Philippe Bobichon (IRHT, CNRS, Paris) :
Bibliothèques du judaïsme médiéval 

Christine Bénévent (École nationale des chartes, Paris)
Les bibliothèques humanistes de l’Europe

Topos :

Qu’est-ce qu’une bibliothèque dans le monde méditerranéen à l’époque médiévale ? La réponse paraît simple puisqu’elle est implicitement fournie par le nom que toutes les cultures scripturaires méditerranéennes médiévales ont donné à la bibliothèque et qu’elles ont reçu en héritage de la culture hellénistique. Byzantins, Syriaques, Arabes et Juifs ont fait de la bibliothèque un mobilier, qui est une armoire ouverte ou fermée, avant d’en faire un lieu qui est tantôt une dépendance tantôt un endroit caractérisé par une autonomie spatiale et architecturale qui lui est propre. Mais cela ne nous dit pas ce qu’est une bibliothèque. Son nom est trompeur qui la réduit à un objet sensible. Or avant d’être un artefact elle est un intelligible pour parler un langage qui est familier aux savants scholastiques. Elle n’est donc pas ce qu’elle se donne à voir dans son immédiateté.

Qu’est-elle donc ? Sans doute faut-il dire ce qu’est un livre pour savoir ce qu’est une bibliothèque. Si, en effet, on doit définir un livre, on ne peut le faire par sa seule matérialité. Autrement on le réduirait à n’être qu’un support. Et on le destituerait ainsi de sa fondamentale unité qui en fait une réalité double à la fois matérielle et abstraite. L’une et l’autre de ses deux existences du livre portent la marque de la détermination historique et culturelle. Et l’une et l’autre procèdent d’un principe d’ordre duquel participe ce que l’on a pu appeler l’ordre des livres. Ainsi, de façon prédominante, le livre de la Méditerranée médiévale a-t-il pris de façon prédominante la forme du codex issue de l’époque tardo-romaine qui lui a donné son principe d’unité matérielle. Mais cette unité le codex la tient également de sa reliure – lorsqu’il en a une – et, plus sûrement, de son façonnage et de son assemblage en cahiers. Le Moyen Âge méditerranéen a, en cela, hérité des traditions éditoriales gréco-romaines qu’il a améliorées et enrichies et qu’il serait intéressant de restituer pour chacune des cultures du livre de l’aire méditerranéenne concernée.

Mais le livre est aussi une réalité abstraite. Et, pareillement à sa dimension matérielle, sa dimension abstraite porte trace de l’histoire et des traditions savantes issues de l’Antiquité grecque. Selon qu’il a pris la forme de la somme, de l’encyclopédie, de la monographie ou du lexique, le livre de la Méditerranée médiévale a hérité de modèles d’écriture et d’organisation graphique du savoir qui sont intrinsèquement liés à la littérature entendue dans le sens de production de l’écrit par l’écrit. Le livre se nourrit fondamentalement du raisonnement graphique, en dehors duquel aucune activité scientifique n’est possible durablement, mais également de procédures d’exposition dont la somme prétend être l’expression monumentale avec sa structure architectonique.

Et c’est bien ce qu’est la bibliothèque, toute bibliothèque : une matérialité qui est à la fois concrète et abstraite. De l’une et de l’autre de ces deux modalités de son existence, la bibliothèque tient son propre principe d’ordre. Et c’est probablement cet ordonnancement qui la définit par l’intentionnalité qui la traverse aussi bien que par l’horizon d’attente qu’elle dessine. Cette intentionnalité et cet horizon d’attente qui délimitent l’espace bibliothécaire sont saisissables à travers les formes historiques et culturelles dans lesquelles les bibliothèques méditerranéennes se sont déployées pour se doter d’une identité propre tout en partageant une mémoire culturelle commune. Et c’est ce que nous cherchons à explorer à travers cette réflexion sur les bibliothèques ainsi perçues comme des ‘‘lieux’’ d’articulation entre une rationalité matérielle et une rationalité abstraite dont on pourrait, pour casser la tentation du dualisme, dire que tandis que celle-ci opère comme forme celle-là agit en tant que matière, sans que l’une puisse mener une existence indépendamment de l’autre. La matière est fournie par l’opération graphique et la forme en est la cristallisation historique dans des modèles de production, d’exposition et de fixation du savoir qui sont caractéristiques d’un régime de l’écrit qui est propre aux cultures savantes de l’aire méditerranéenne.

Mais la bibliothèque, comme le livre, n’épuise pas sa signification dans la culture. D’autres déterminations entrent dans sa fabrique et qui vont du type d’économie au modèle de souveraineté politique en passant par les manifestations du prestige social. Chacune de ces implications du social imprime sa marque spécifique à la bibliothèque. Ainsi la bibliothèque d’Alexandrie n’a pu être un accomplissement de la polymathie aristotélicienne avant d’être l’actualisation d’une volonté d’étreindre tous les livres du monde. Or celle-ci semble difficile à réaliser en l’absence d’une puissance souveraine qui soit en même temps une puissance économique. C’est précisément parce qu’il a reposé sur cette triple conjonction culturelle, politique, économique du grandiose que le modèle de bibliothèque universelle inventé à Alexandrie a traversé les siècles en exerçant sa fascination sur les empires sassanide, romain, byzantin et musulman. Les bibliothèques nationales d’aujourd’hui sont la continuation de cette mégalomanie bibliothécaire antique.

Alexandrie rappelle par ailleurs combien le nom de la bibliothèque est trompeur. À l’exemple de sa bibliothèque, les bibliothèques de l’espace méditerranéen antique et médiéval n’ont pas abrité que des livres. Elles ont aussi accueilli d’autres instruments de la connaissance qu’il convient d’étudier comme une part constitutive de la configuration du savoir illustrée par les institutions qui les ont collectionnés. Qu’il s’agisse de cartes, de globes, d’astrolabes ou d’armillaires, tous ces instruments ont contribué à donner corps à une ambition bibliothécaire qui est celle d’un modèle d’objectivation du monde et de son appropriation par la mathématique. (Elles ne sont pas lien avec la naissance des jardins zoologique et botanique, du moins dans l’Alexandrie lagide et dans la Bagdad abbasside).

Or cette introduction de la technologie dans les bibliothèques méditerranéennes remet – du moins en partie – l’assomption sur laquelle repose le récit de l’histoire de la bibliothèque qu’on fait remonter jusqu’à Sumer pour expliquer que celle dernière est née d’un divorce entre le dépôt de livres et le dépôt d’archives. Cette approche évolutionniste de l’histoire de la bibliothèque a longtemps empêché de considérer que les bibliothèques sont également des lieux d’archivages. En effet, non seulement la conservation de livres et documents mais aussi la production des uns et des autres ont souvent été confiées aux mêmes acteurs et ont eu lieu dans les mêmes espaces : les rédacteurs de documents copiaient souvent des livres, et plusieurs copistes s’adonnaient, le cas échéant, à la rédaction des documents. En outre, les auteurs des textes littéraires furent souvent aussi les responsables des chancelleries d’où émanaient les documents destinés, tant dans l’Antiquité romaine qu’à Byzance, à être conservés dans les mêmes espaces. De tout cela découle l’influence réciproque que livres et documents ont exercés les uns sur les autres aussi bien dans l’Antiquité qu’au Moyen-Age du point de vue des formes, des écritures, des structures et des contenus, mais aussi des façons de les conserver.

Il n’est pas anodin que les bibliothèques abbassides aient cultivé un goût prononcé pour la recherche des brouillons des œuvres jugées importantes pour les collectionner. Sans doute étaient-elles mues par la quête d’artefacts écrits rares, mais les considérations philologiques n’étaient jamais absentes de leurs objectifs. Tant il est vrai qu’il est impossible que la bibliothèque comme institution littéraire savante voie le jour dans une culture et une société qui n’aient pas donné naissance à la philologie. De ce point de vue, nombre d’écrits comme les listes lexicographiques par exemple ne sont rien d’autre que des archives.

Mais là n’est pas la seule justification de la présence d’archives dans les bibliothèques de la Méditerranée antique et médiévale. En faire des dépôts d’écrits et d’instruments de toutes sortes ne les arrache pas à la passivité de la conservation et de la préservation. Or toutes n’étaient pas des entreprises matrimoniales. Certaines étaient d’actifs centres de production, en particulier celles qui étaient intégrées à des complexes scientifiques comme les hôpitaux universitaires où se combinent thérapies, enseignement et recherches stimulées par l’ observation et l’expérimentation clinique comme en témoignent les mâristâns de Djundishapur, de Rayy et de Bagdad au IXe et au Xe siècle ou les observatoires astronomiques dont le plus remarquable est celui que les Ilkhanides ont fondé à Marāgha au milieu du XIIIe siècle : remarquable tant par sa conception de la science mise en œuvre comme une entreprise de collaboration internationale que par sa formidable bibliothèque forte de quelque 400 000 ouvrages (pillés pour la plupart) lors du sac de Bagdad de 1258 et la sophistication de ses instruments de mesure dont la description est conservée par l’un des savants de l’observatoire qui a servi de modèle à d’autres observatoires astronomiques en Iran et en Asie centrale.

La fonction bibliothèque dans de telles institutions scientifiques correspond manifestement à ce que le sociologue de la science Bruno Latour décrit sous le nom de centre de calcul : nœud d’un vaste réseau où circulent des matières devenant signes. L’activité scientifique convertissant la matière en signes se nourrit de la multiplication et de la diversification de toutes sortes de techniques de l’inscription (calculs, listes, graphiques, tableaux, arborescences, cartes…), lesquelles alimentent à leur tour la bibliothèque qui est au cœur de ce dispositif de transformation en permettant à l’activité de recherche de devenir une activité graphique et à l’activité graphique de se convertir en littérature selon des modèles d’écriture éprouvés dont les plus connus, s’agissant d’astronomies, sont les tables (zīj) et, de médecines, les pandectes (kunnāsh) et les grabadins (aqrabadīn).

Mais la bibliothèque de l’observatoire de Marāgha fondée par le philosophe avicennien et mathématicien Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī dramatise une autre histoire des bibliothèques en Méditerranée entendue dans le sens braudélien du terme. Un demi-siècle après sa fondation, elle est défaite et ses livres, comme ceux de Bagdad qui ont grossi ses rangs, sont allés enrichir d’autres fonds de bibliothèques. C’est là l’une des lois de l’essaimage des bibliothèques qui se nourrissent les unes des autres au moyen d’honnêtes politiques d’acquisition mais également par le pillage et la rapine. Et c’est parce qu’elles sont compromises par leurs accointances avec les pouvoirs en place que les grandes bibliothèques – et c’est là une autre loi – réputées être des institutions patrimoniales grâce auxquelles livres et traditions textuelles sont préservées échouent souvent dans leur mission de sauvegarde du patrimoine littéraire.

D’abord elles faillissent dans leur mission patrimoniale à cause de leur propre ambition mégalomaniaque d’étreindre tous les livres du monde en un seul endroit. Avides de fonder les collections de livres les plus prestigieuses, leurs fondateurs conduisent fatalement le marché de livre, pour répondre à une demande croissante et urgente, à répondre à la demande par le faux. Cette prolifération du faux dans un marché de biens rares et précieux s’inscrit dans la logique même du collectionnisme. Or la transmission des textes s’en ressent d’une façon exprimée par des écrivains avisés comme Galien qui avait rendu Pergame – sa ville natale – et Alexandrie responsables de la fabrication des faux et de leur prolifération ou al-Jāḥiẓ qui avait déploré l’apparition du même phénomène dans le Bagdad abbasside à une époque où la cité irakienne avait déjà constitué les plus grandes et les plus riches bibliothèques du monde.

Ensuite, les grandes bibliothèques protègent d’autant moins les livres qu’elles sont fréquemment sujettes au pillage et aux incendies. Sans compter les procès qui sont souvent faits à leurs livres et qui conduisent ces derniers à l’autodafé. Les plus grandes ont toutes disparu sans presque jamais laisser trace de leurs trésors : Alexandrie, Rome, Bagdad, Cordoue, Marāgha ponctuent ce destin funèbre des grands rassemblements des livres. Tant et si bien que ce sont les bibliothèques périphériques qui assument mieux le rôle de conservatoire des traditions textuelles et de leur intégrité dès lors qu’elles sont à l’abri du tumulte du monde et que les conditions climatiques le permettent.

Et c’est ce dont témoignent les monastères tant en terre chrétienne qu’en pays d’Islam. Ils ont été, ici et là, des endroits privilégiés de la conservation bibliothécaire notamment du patrimoine littéraire et philosophique de l’Antiquité gréco-romaine. Or ils n’ont pas accompli cette tâche sans paradoxe. Car en Orient comme en Occident ils n’ont nullement été des centres de culture ; c’étaient plutôt des microsystèmes économiques fondés sur l’exploitation agricole et le commerce, peuplés pour la plupart d’individus analphabètes ou à peine alphabétisés s’adonnant, au cours de la journée, en dehors des heures de prière, à des travaux manuels. Certes les livres de ces monastères étaient, en partie, lus, mais ils avaient une fonction essentiellement patrimoniale comme en témoignent en Orient les lettres de Timothée Ier, le patriarche de l’Église nestorienne entre 780 et 823, et le montrent en Occident les documents listant les biens des monastères et dans lesquels ils se trouvent cités parmi les biens meubles. Cette question mérite réflexion ; car de tout petits monastères ont parfois possédé d’imposantes collections de livres que personne ne lisait. Peut-on alors parler de bibliothèques lorsque la plupart du temps il ne s’agit que de dépôts de biens patrimoniaux inertes renvoyant à la figure oxymorique de la bibliothèque sans lecteurs ?

C’est cette histoire à la fois une et diverse des bibliothèques dans le bassin méditerranéen à l’époque médiévale que nous voudrions mettre en chantier. Les bibliothèques méditerranéennes tiennent, en effet, leur unité de leur commune référence à un héritage hellénistique assumé comme tel jusque dans le format de leurs livres, dans leurs techniques éditoriales, dans leur mobilier, dans les pratiques de catalogage et dans l’activité philologique qui est mise au service des traditions textuelles en leur sein. Mais leur histoire n’est pas qu’une histoire de fondations et de refondations après destruction. Elle est aussi une histoire d’innovations dont la plus remarquable est le prêt à domicile et la façon dont il a pu être réglementé ici et là.