Retour sur des enquêtes à Beyrouth

Anthropologue et arabisante, Emma Aubin-Boltanski a enquêté de 2010 à 2016 sur un réseau de femmes mystiques chrétiennes au Liban et en Syrie. Ce travail a, entre d’autres résultats, abouti à la publication d’un livre Le corps de la Passion. Expériences religieuses et politiques d’une mystique au Liban (Éd. de l’EHESS, 2018). À partir de 2016, elle s’est engagée dans un nouveau programme de recherche personnel intitulé « Femmes et contre-conduites religieuses et politiques au Proche-Orient (Liban-Syrie) » pour le développement duquel elle a demandé à être affectée à l’Institut Français du Proche-Orient de Beyrouth pendant deux ans (2017-2019). Au cours de ce séjour, elle s’est focalisée sur les formes d’engagement politique, religieux, économique et sociale des femmes syriennes depuis 2011. L’objectif était d’explorer un large faisceau de pratiques, de postures et de stratégies rhétoriques – modes vestimentaires, manières de s’exprimer, gestes rituels, etc.-, qui peuvent être qualifiées de « contre-conduites » au sens foucaldien du terme. Ces contre-conduites impliquent souvent le corps et se révèlent dans les manières d’être en société. Sous leurs dehors apolitiques, elles constituent des formes de redéfinition du politique, du religieux et du social à partir de l’individu, de l’intime et du domestique. Ce programme de recherche s’appuie sur une enquête multi-site effectuée à Beyrouth et dans la Bekaa. Arrêtons-nous sur trois des sites explorés.

Une enquête dans des ateliers de couture : la construction d’un nouvel ethos féminin

« Tu es réfugié ? Tu es une femme ? Tu es misérable ? Tu demandes de l’aide aux HCR ? Ou à n’importe quelle ONG ? Il y a de fortes chances qu’on te propose un stage de couture et si tu es persistante, qu’on te donne une machine à coudre », expliquait une Syrienne travaillant dans le secteur humanitaire. Effectivement les ateliers de couture se sont multipliés à Beyrouth et ailleurs au Liban avec l’arrivée massive des Syriens. De 2017 à 2019, Emma Aubin-Boltanski a conduit des enquêtes participatives dans trois d’entre eux, situés dans le camp de Sabra et dans le quartier huppé de Badaro. Dédiés au travail de couture, ces ateliers sont également des espaces d’échange et de partage d’expériences ; des lieux de vie où l’on cuisine, où l’on se raconte, où l’on parle de religion et plus rarement de politique, où l’on prie, où l’on fait tomber le voile parce qu’on est entre femmes. « Des lieux où la parole se libère. Où les femmes se retrouvent pour parler en toute liberté… sans les hommes » entend-on souvent dire. Cependant, il s’agit aussi d’espaces de compétition féroce, où la méfiance, la peur, voire la haine sont palpables lorsque certains sujets émergent liés à la situation politique en Syrie, ou lorsqu’une nouvelle personne est introduite. En résumé, il s’agit d’espaces précieux pour observer les dynamiques à l’œuvre dans la société syrienne en exil au Liban, pour entendre et analyser les récits de vies entièrement bouleversées par la guerre, scindées entre un « avant » et un « après » 2011, pour observer comment des femmes brutalement projetées hors de leurs petits mondes (leurs villages ou leurs quartiers) réussissent ou non à se reconstruire dans le chaos urbain de Beyrouth en relation avec des ONG ; pour analyser les stratégies développées, les conduites et contre-conduites adoptées (volontairement ou non) dans le contexte de l’exil. Emma Aubin-Boltanski a été particulièrement attentive à l’impact des séances « de conscientisation » et de « compétences de vie » imposées aux réfugiées bénéficiaires d’une aide par les ONG internationales. Ces cours portent sur divers sujets « les droits de la femme et de l’enfant », « le mariage et la sexualité », « l’hygiène », etc. Cette doxa humanitaire centrée sur la « résilience » et le « développement personnel » délivrée à une part importante de la population réfugiée, a un impact non négligeable sur les subjectivités féminines et sur les façons de concevoir les manières d’être en société, le corps des femmes, les normes religieuses et sociales.

Traduction d’un recueil de témoignages : la construction d’un « je » féminin en quête justice

En collaboration avec Nibras Chehayed (philosophe), Emma Aubin-Boltanski a également traduit de l’arabe au français un recueil de 19 témoignages de femmes syriennes réuni par la romancière Samar Yazbek. Nombre de Syriennes se sont engagées dans la révolte pacifique contre le régime de Bashar al-Assad et ont résisté à la montée inexorable des groupes armés islamistes au sein de l’opposition. Une lutte sur plusieurs fronts qu’il a fallu également mener contre une société patriarcale et conservatrice qui s’opposait à ce que des femmes soient sur le devant de la scène. Pendant trois ans, Samar Yazbek est allée à la rencontre de plus de soixante réfugiées pour enregistrer leurs témoignages. Ces Syriennes, originaires de différentes régions (Damas, Homs, Lattaquié, Deir Ez-Zor etc.), sont issues de la classe moyenne et souvent diplômées de l’université. Bien loin du cliché de la femme victime et passive véhiculé par les médias, toutes ont choisi, au péril de leur vie, de prendre part au soulèvement car elles rêvaient d’une Syrie libre et démocratique non seulement pour elles-mêmes, en tant que femmes, mais pour l’ensemble de leurs concitoyens. Ce travail de traduction, paru en septembre 2019 sous le titre de 19 femmes. Les Syriennes racontent (Éd. Stock) a donné lieu à une véritable enquête, car il s’agissait de rendre ces récits de l’intérieur (délivrés par des Syriennes à une Syrienne) accessibles à un lectorat français. Il a permis aussi de s’intéresser à cette forme de narration particulière qu’est le témoignage qui tout en étant centré sur un « je » qui se raconte, procède d’un désir de justice, de mémoire et de vérité au nom d’un collectif bien plus large : la société syrienne dans son ensemble et interpelle des « gros êtres » comme « le monde », « la communauté internationale », « l’Occident », la « justice internationale ». Ce document donne également l’occasion de s’interroger sur le statut et surtout la valeur conférés à la parole de la femme syrienne dans le contexte de la guerre actuelle.

Une enquête sur les terrasses de Beyrouth : les subjectivités masculines brisées

Dans l’atelier de couture du camp de Sabra, les relations de confiance nouées au fil des semaines ont permis à Emma Aubin-Boltanski de rencontrer les familles des couturières. Le mois de ramadan 2019 (mai-juin) a été une période de sociabilité intense au cours de laquelle elle a fait connaissance avec les maris et les fils de ces femmes. Un constat s’est alors imposé : l’état d’effondrement psychologique et physique d’une grande partie d’entre eux. Le contraste entre la situation des femmes côtoyées jusque-là et « leurs » hommes (maris et fils) était saisissant. Contrairement à elles, ces derniers ont une mobilité limitée (due au fait qu’ils sont souvent clandestins), subissent des humiliations constantes, travaillent rarement et ne sont bénéficiaires d’aucune aide de la part des ONG. À partir de septembre 2018, en collaboration avec un photographe français (Thierry Magniez), Emma Aubin-Boltanski a décidé de s’intéresser à ce phénomène par le biais d’une enquête ethnographique sur un passe-temps exclusivement masculin très courant dans les quartiers populaires de Beyrouth : le kashsh. Le kashsh consiste à faire tourner au-dessus des toits des escadrilles de pigeons. Il oscille entre le jeu, la chasse et la violence guerrière. Les intéressés le qualifient eux-mêmes souvent de « passion » ou encore de « pulsion ». De nombreux réfugiés syriens le pratiquent. Comme pour les combats de coqs décrits par Geertz à Bali, il peut être envisagé comme une « histoire » que des hommes « se racontent pour parler d’eux-mêmes ». Il constitue une forme de « commentaire métasocial » sur la société, les rôles qu’elle assigne, les hiérarchies qu’elle impose aux individus. Pour autant, le kashsh constitue également « une échappée », une « évasion » vers un ailleurs, la possibilité d’autre chose lorsqu’on est soi-même piégé dans une réalité non seulement misérable, mais bloquée et sans issue. Le kashshâsh, celui qui pratique le kashsh, prête à ses volatiles toutes sortes de qualités humaines (fidélité, courage, virilité, intelligence, force). Dans l’animal, il projette un « soi » idéalisé alors qu’il est lui-même bien souvent humilié, pauvre, empêché, impuissant. L’objectif de cette enquête est à terme de réaliser un film documentaire en collaboration avec Thierry Magniez.

 

Crédits photos  Thierry Magniez – http://thierrymagniez.fr
Photo 1 : Une couturière dans l’atelier de Hayy Gharbeh (Sabra). Novembre 2018
Photo 2: Kashshâsh à Hayy Gharbeh (Sabra). Novembre 2018.

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