Billet sur les pratiques rituelles par temps de pandémie dans le carnet de l’EHESS

Alain Rauwel

A propos de l’auteur : 

Professeur agrégé à l’Université de Bourgogne et membre du Centre d’études en sciences sociales du religieux – Césor (CNRS/EHESS), Alain Rauwel analyse la liturgie, la théologie sacramentaire et les pratiques sociales des sacrements et l’ecclésiologie.

Les restrictions à la liberté de rassemblement rendues nécessaires par l’épidémie de coronavirus affectent particulièrement les Églises et organisations religieuses, dans la vie desquelles les assemblées régulières ont une valeur constitutive (rappelons qu’ekklesia signifie « assemblée »). Le sentiment de perte le plus immédiat porte assurément sur les rites de la mort, dont la maîtrise est en Europe l’une des dernières sources de légitimité sociale des Églises. L’obligation de les réduire à leur plus simple expression au moment même où la mortalité explose dans certaines régions accroît l’impression de déréliction, ce qui rejoint les observations des témoins de toutes les grandes crises sanitaires depuis les pestes du XIVsiècle.

Mais l’enjeu rituel dépasse la question des funérailles. Il se pose en des termes différents selon les confessions chrétiennes : bien que les protestants évangéliques aient été mis sur le devant de la scène à l’occasion de l’imprudent rassemblement de Mulhouse, ce sont surtout les Églises à sacramentalité forte (l’Église catholique romaine et les Églises orthodoxes) qui doivent dans l’urgence revoir leurs pratiques, et ne peuvent le faire sans conséquences de fond, tant la « loi de la prière » et la « loi de la foi », selon l’expression traditionnelle, ont chez elles partie liée. Les célébrations « à portes closes », comme on dit désormais en Italie, se sont presque immédiatement accompagnées de retransmissions utilisant tous les canaux d’internet et des réseaux sociaux. Les premières ont eu lieu à Venise ou à Bologne dès le mercredi des Cendres, puisque l’épidémie correspond presque exactement au temps liturgique du Carême. Depuis, ces retransmissions « bricolées » se sont multipliées dans tous les pays touchés. Le bulletin de presse de la Conférence épiscopale française en recensait une soixantaine le 25 mars. Aujourd’hui, dans chaque diocèse, on trouve plusieurs paroisses engagées dans des liturgies en streaming. Ces pratiques nouvelles (par leur ampleur) s’accompagnent d’un vocabulaire parfois surprenant pour les anthropologues des rites : ainsi, le diocèse d’Orléans annonçait pour les Rameaux une « bénédiction à distance » et celui d’Autun une bénédiction « via les écrans ».

Cette fuite dans le virtuel ressuscite de façon inattendue les débats sur la possibilité même de rites sans présence physique qui avaient accompagné, dès 1948, la diffusion des premières messes télévisées. L’un des plus écoutés parmi les théologiens contemporains, Jean Zizioulas, déclarait le 23 mars son hostilité aux retransmissions, dans un contexte grec et balkanique où le problème se pose à peu près dans les mêmes termes que dans les pays de tradition catholique. Il définit le culte comme une action, à laquelle on participe ou ne participe pas, si on en est empêché, mais qui ne supporte pas une assistance à distance réduite à la vue et l’ouïe. Sans aller jusqu’à contester la légitimité d’enregistrements filmés, plusieurs observateurs du monde catholique mettent l’accent sur une tendance induite par ce recours massif à la caméra. Dans la situation très particulière du printemps 2020, en effet, ce sont des prêtres seuls, entourés au maximum de quelques ministres, généralement aussi de statut clérical, qui apparaissent à l’écran. Aucune assemblée ne vient équilibrer la composition de l’assistance – même si on a vu des desservants afficher sur les bancs vides de leur église des photographies des paroissiens pour assurer en quelque sorte leur « présence virtuelle », ce qui est pour le moins paradoxal dans un culte centré sur le principe de « présence réelle ». La vedettarisation de la figure sacerdotale, qui est de longue date une caractéristique forte du « catholicisme ostensible », selon la formule de Danièle Hervieu-Léger, s’en trouve puissamment accrue, d’autant que ce prêtre seul est présenté en train d’accomplir ce qu’il est seul à pouvoir faire et dont le monopole le définit. Une certaine conception de la communauté croyante est ainsi mise en avant : clérico-centrée et épuisant quasiment son être dans sa ritualité.

Des jugements sévères ont été formulés contre la reductio ad clericum mise au grand jour par la gestion visuelle de l’épidémie. Le théologien italo-américain Massimo Faggioli a parlé de « soliloque liturgique semi-magique à la Harry Potter » et, plus crûment, d’« onanisme liturgique ». Des clercs, et même quelques évêques, n’ont pas hésité à lui faire chorus, en Allemagne, mais aussi, de façon plus surprenante, en Espagne, prenant ainsi leurs distances avec certaines déclarations hiérarchiques particulièrement abruptes, comme la lettre des évêques d’Ombrie du 31 mars, dans laquelle l’apologie des messes « sans peuple » s’accompagnait de rappels, en termes scolastiques sans nuances, de la différence quasi ontologique entre clercs et laïcs. Symétriquement, on note la timidité avec laquelle sont envisagées des manières alternatives de scander le calendrier liturgique, comme de micro-assemblées domestiques dans le cadre familial. Le laïcat semble bien pris dans un processus d’infantilisation. Il en va en somme dans le domaine religieux comme dans les secteurs de la politique ou de l’économie : les appareils sentent l’opportunité de tailler, à la faveur de la crise et de ses nécessités réelles ou supposées, dans les équilibres laborieusement acquis.

Alors même que le pape François ne manque pas une occasion de tonner contre le cléricalisme, on mesure le kairos que représente la pandémie pour ses adversaires (dont les plus acharnés se trouvent à Rome même) : par les raccourcis qu’elle impose, elle est l’occasion d’une réaffirmation du monopole ecclésiastique sur le sacré, qu’il s’agisse des formes classiques du culte ou du recours à des pratiques dévotionnelles de type ancien. La vidéo diffusée le 10 mars par le diocèse de Naples et montrant le septuagénaire archevêque confiant la Campanie à la protection de saint Janvier avait ainsi un net parfum d’Ancien Régime ecclésial. Dans le champ religieux comme en bien d’autres, « le jour d’après » ne pourra faire l’économie d’affrontements fondamentaux : à « l’Église des périphéries » que le discours pontifical appelle de ses vœux répond, en une dialectique qui est peut-être théologiquement fausse mais sociologiquement indiscutable, une « Église du sanctuaire » qui a de puissants soutiens des deux côtés de l’Atlantique. Il serait paradoxal mais pas impossible que, dans le catholicisme latin au moins, les Églises déconfinées soient au bout du compte des Églises reconfinées.

 

RITUAL PRACTICES IN TIME OF PANDEMIC

The restrictions on freedom of gathering implemented to efficiently tackle the coronavirus epidemic particularly affect churches and religious organizations, for whom regular assemblies have a constitutive value (let us remember that ekklesia means « assembly »). Undoubtedly, the most blatant sense of such restrictions concerns death rites, from which churches in Europe draw one of their last sources of social legitimacy. The obligation to reduce them to their simplest expression at the very moment when mortality is booming in some regions intensifies the impression of dereliction, which echoes the observations made by those witnessing all the major health crises since the Black Death broke out in the fourteenth century.

But the issue of rituals is not just about funerals. It arises in different terms according to the Christian confessions: although evangelical Protestants were thrust into the limelight on account of the ill-considered gathering in Mulhouse, it is, above all, the Churches endowed with strong sacramentality (the Roman Catholic Church and the Orthodox Churches) that urgently need to review their practices, and cannot do so without facing profound implications, since the « law of prayer » and the « law of faith », according to the traditional expression, are so closely intertwined in their case. The « behind-closed-doors » celebrations, as they are now called in Italy, were soon supplemented with broadcasts making use of all the Internet and social networks channels. The first ones were held in Venice and Bologna as early as on Ash Wednesday, since the epidemic coincides almost exactly with the liturgical season of Lent. Since then, these « home-made » broadcasts have multiplied in all affected countries. The newsletter of the French Episcopal Conference counted about sixty of them on 25 March. Today, in each diocese, there are several parishes engaged in live-streaming worship services. These new practices (because of their scope) employ language that is sometimes surprising for anthropologists of rites: for example, the diocese of Orléans announced a « remote blessing » for the Palms, and that of Autun a blessing « via screens ».

This drift into the virtual world unexpectedly resurrects the debates on the very possibility of rites with no physical presence that, as early as 1948, surrounded the broadcasting of the first televised masses. One of the most influential contemporary theologians, Jean Zizioulas, declared, on 23 March, that he was averse to broadcasting, in a Greek and Balkan context that echoes the terms in which this issue is discussed in countries with a Catholic tradition. He defined worship as an action, in which one is participating or one is not participating – should one be prevented from attending. But participation can by no means be reduced to seeing and hearing the service remotely. Without going so far as to dispute the legitimacy of filmed recordings, several observers in the Catholic world point to a tendency induced by the massive use of the camera. Indeed, in today’s very exceptional circumstances, it is only priests – possibly flanked by a few ministers, who usually also have clerical status – who appear on the screens. No assembly of faithful balances the composition of the congregation – even though one could spot priests displaying photographs of parishioners on the empty pews of their church to ensure their « virtual presence », which is paradoxical, to say the least, in a worship service centered on the principle of « real presence ». The growing « starization » of the priestly figure, which has long been a strong characteristic of « ostensible Catholicism », according to the formula coined by Danièle Hervieu-Léger, is thereby powerfully exacerbated, all the more so as the priest alone is shown doing what only he can do, which actually separates him from the rest of the congregation. A certain conception of the community of the faithful is thus put forward: cleric-centered and almost exhausting its essence in its rituality.

Harsh judgements have been voiced against the reductio ad clericum brought to light by the visual management of the epidemic. Italian-American theologian Massimo Faggioli has spoken of « semi-magical Harry Potteresque liturgical  » and, more crudely, of « liturgical onanism ». Some clerics, and even some bishops, have not hesitated to endorse these remarks, in Germany, but also, more surprisingly, in Spain, thus distancing themselves from certain particularly abrupt statements emanating from the Church hierarchy, such as the letter of the bishop of Umbria of 31March, in which the apology of masses celebrated « without the people » was accompanied by reminders, in blunt scholastic terms, of the almost ontological difference between clerics and laity. Symmetrically, it is worth noting how timidly are envisaged alternative ways of marking the liturgical calendar, such as domestic micro-assemblies in the family setting. The laity seem caught up in a process of infantilization. In short, what is true in politics or economics is also true in the religious field: the apparatuses are seizing the opportunity to question, thanks to the crisis and its real or alleged necessities, a laboriously acquired equilibrium.

Even though Pope Francis does not miss an opportunity to thunder against clericalism, the pandemic represents the perfect kairos for his opponents (the fiercest of whom are in Rome): because of the shortcuts it imposes, this crisis is the occasion for a re-affirmation of the ecclesiastical monopoly on the sacred, whether it be the classical forms of worship or by resorting to devotional practices of the ancient type. The video broadcast on 10 March performed by the Diocese of Naples showed the seventy-year-old archbishop entrusting Campania to the protection of San Gennaro. It was clearly reminiscent of the ecclesiastical Ancien Régime. In the religious field, as in many others, « the day after » will, inescapably, stage one fundamental confrontation: to the « Church of the periphery » promoted by the pontifical discourse responds, based on a dialectic that is perhaps theologically false but sociologically indisputable, a « Church of the Sanctuary » powerfully supported on both sides of the Atlantic. It may thus be paradoxical but not impossible that, in Latin Catholicism at least, the de-confined Churches ultimately evolve into re-confined Churches.

Pour en savoir plus/References :

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À retrouver dans le Carnet de l’EHESS :

 

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