Une (re)lecture de Puissances et latences de la religion catholique d’Alphonse Dupront

L’Église militante et l’Église triomphante, Santa Maria Novella, Florence (1365)
Andrea di Bonaiuto / Domaine public

« Heureux cependant les silencieux, car l’incarnation de l’Esprit s’accomplit surtout au silence. Celui-ci est accomplissement de l’entendre. Porte de l’au-delà aussi, le silence » . Telle est la conclusion de l’un des chapitres du livre Puissances et latences de la religion catholique d’Alphonse Dupront (Paris, Le Débat, Gallimard, 1993, p. 74). Ce dernier est mort le 16 juin 1990, il y a donc exactement trente ans. Alors que les sociologues du fait religieux ont récemment souhaité retracer, dans un numéro hors série  des ASSR, l’aventure des débuts du Groupe de Sociologie des Religions en rédigeant les vies parallèles des cinq chercheurs qu’ils considèrent comme leurs pères fondateurs, il n’est peut-être pas inutile de revenir sur l’un des derniers textes de celui qui fonda en 1972 le Centre d’anthropologie religieuse européenne à l’EHESS. Le livre, publié en 1993 de manière posthume, est la version définitive et complète d’un article paru d’abord en 1980 dans la revue Le Débat sous forme abrégée (Le Débat, Paris, Gallimard, n°5, octobre 1980, pp. 20-44). À propos du silence, Alphonse Dupront évoque « ce bien spirituel, aujourd’hui angoissant et le plus possible refusé ». À l’issue de la longue période de silence que le confinement nous a imposée — jamais le silence des villes ne fut plus profond qu’au cours de ce « désert » étrange et inédit —, il est permis de relire, quarante ans après sa rédaction, ce diagnostic porté sur l’Église présente et de s’interroger sur ce que nous pouvons en retenir.

L’approche phénoménologique proposée, « qui se veut innocente de toute théologie » est une méditation qui vise à repérer l’origine des lézardes, voire des fractures qui traversent un corps social affaibli, comme aussi les puissances qui y demeurent vivantes pour un renouveau. Comme à son habitude, Alphonse Dupront n’empoigne pas moins de sept siècles d’histoire pour sa démonstration quand il ne remonte pas jusqu’à la culture « agro-monastique » du Haut Moyen Âge ou ne convoque pas l’ensemble du bimillénaire chrétien. La « puissance » d’une religion est définie comme « la dynamique de sa présence existentielle aux différents niveaux du paraître, de l’agir, du silence ou de l’espérance » (p. 10). Elle s’oppose au pouvoir temporel, fort d’une puissance matérielle et des responsabilités qu’il exerce vis-à-vis de la société. L’évolution pluriséculaire que retrace l’auteur est celle d’une libération de l’Église par rapport à celui-ci qui a toujours cherché à l’asservir à ses propres fins, mais l’auteur souligne le double paradoxe de cette histoire : d’une part, pour qu’il y ait libération, il a fallu que l’Église se soit faite elle-même pouvoir temporel :  ce sont les États de l’Église, même réduits au minuscule Vatican, qui lui donnent aujourd’hui accès au concert des puissances. L’enracinement romain à la confession de Pierre donne au pontife la capacité « de porter témoignage, éveiller les consciences, dire le bien commun », message d’autant plus écouté que les masses sont en attente d’une parole charismatique face à l’usure des discours dans les démocraties politiques (pp. 28-30). Mais, d’autre part, cette libération et cette spiritualisation se sont faites au prix d’une sécularisation accélérée de la société ecclésiale. L’auteur égrène, au fil de sa démonstration, les signes qui, dans la longue durée, attestent l’effacement de la puissance spirituelle de l’Église : celle-ci s’est laissée progressivement modeler par la société laïque auto-suffisante, corps social exclusif qui ne supporte ni la différenciation ni les réalités étrangères à l’exister commun : dans une civilisation où l’utile est devenu la valeur de référence essentielle, les communautés contemplatives n’ont pas de raison d’être et le sacerdoce est réduit à une simple classification socio-professionnelle. L’origine de cette involution de la société moderne sur elle-même remonte loin puisque l’auteur la situe au temps de la devotio moderna, « religion anecclésiale à assiette bourgeoise qui assimile le clerc à l’ordre de la cité. » (p. 36). Si, à cette date, les exigences éthiques sont encore religieuses, elles ne tarderont pas à être traductibles en termes laïques : le service de la société temporelle l’a emporté et l’individualisme moderne a fait éclater « la sotériologie du salut commun, » c’est-à-dire « l’entièreté charnelle et mythique d’une société en marche vers la gloire et l’éternité du “règne” » (p. 38). Du même coup, l’attente parousique d’un retour du Christ s’est émiettée en salut individuel : il y a bien, par la lecture généralisée des Écritures, commerce solitaire de l’individu avec l’écrit révélé, mais l’interprétation personnelle se passe de la médiation d’une Église dont le corps se défait sous l’emprise d’un présentisme envahissant et d’une négation de l’éternel : « La sécularisation comporte sa fin en soi, qui est la plénitude de l’exister présent. À la fois l’idée de résurrection et cette prétention insensée que la mort redevient vie sont blasphématoires pour la société moderne, triplement biologique, naturelle et rationnelle […] La conséquence est l’occultation, l’ensevelissement ou la négation du mystère pascal, cette victoire sur la mort qui est non seulement fondement de la foi chrétienne mais à l’humanité tout entière la grâce ou la puissance de l’espérance » (p. 44). Depuis les Lumières, le bonheur temporel immédiat est la finalité commune.

Aux yeux d’Alphonse Dupront, cette sécularisation s’est accompagnée d’une désacralisation, menée par l’Église elle-même, dans une lutte tenace des évêques de l’époque moderne contre les « abus » d’une religion « populaire » jugée trop imprégnée de relents païens : celle-ci a « persévéramment défait ce que de longs siècles de culture agro-monastique avaient mis en place » (p. 46). L’alignement de la société ecclésiale sur la société civile rompt avec l’héritage d’un sacral millénaire et débouche sur une « asacralité » mentale impérieuse qui réduit le mystère au discours commun : cette « civilisation » de l’Église, qui est aussi une intellectualisation, lui a sans doute fait perdre la « grâce » de son ambivalence, celle d’être à la fois société d’ici-bas et de l’au-delà.

Mais par-delà ce constat d’un processus ininterrompu où l’Église ne cesse de subir l’assimilation au monde, sinon son absorption par celui-ci, Alphonse Dupront note les promesses qui lui demeurent : celle d’une parole prophétique qui ausculte aux profondeurs de l’âme collective les  pulsions et les ferveurs qui y « grouillent », s’efforce d’en libérer l’informulé pour le transformer en parole et faire entrer celle-ci dans une correspondance avec la Parole de la révélation dont elle est dépositaire. L’Église doit pouvoir incarner la plénitude de la parole, c’est-à-dire la puissance d’un souffle, non pas enfermé dans la seule lecture du livre, une dogmatique et des concepts, mais libérateur de la vox populi : la transmission qui se donne de main en main et qui est portée de bouche en bouche est un déchiffrement collectif, une socialisation organique de la lecture. L’auteur voit d’ailleurs dans l’éclosion des communautés charismatiques un « signe des temps » : l’intégration du pentecôtisme est l’une des « multiples voies par où peut cheminer la Parole jusqu’à nouer dans une vie de religion le message délivré par le magistère et ce qui grouille aux profondeurs de l’âme collective, dans sa quête angoissée et poignante du sens et du courage de son exister » (p. 70). Ce que repère en tous les cas Dupront, « c’est, dans le siècle contemporain une « attente poignante de la parole » qui ne peut être assouvie que si, dans le langage, passe la puissance spirituelle d’un témoignage qui suscite ou délivre parce qu’il atteint des résonances profondes au cœur de ceux qui écoutent. « La Parole ne se délivre pas en traité ; elle est voie, foi, exemple » (p. 64), écrit abruptement l’auteur qui voit dans l’Église son lieu social et sa caution collective. D’où l’intérêt appuyé qu’il porte à la figure singulière du pape « où se lient l’unicité du chef et une figure en filigrane de l’unité des hommes […], découverte d’une autre forme d’être ensemble, […], dans sa présence physique, l’aura d’une transcendance : quand il parle, quelqu’un est derrière lui, au-dessus de lui. Sa parole vient d’au-delà » (p. 29-30).

Ces quelques notes de (re)lecture, écrites au long de notre période de confinement, manifestent bien évidemment le tropisme romain qui n’a cessé d’habiter l’œuvre d’Alphonse Dupront. Son livre atteste aussi que les réflexions écrites aux temps de Paul VI et de Jean-Paul II demeurent aussi actuelles sous le pape François. Pendant cette quarantaine (et même cette plus que cinquantaine imposée), il n’a été parlé, dans les médias, de la mort que comme unité statistique, les rapports journaliers du professeur Jérôme Salomon, directeur général de la Santé se contentant d’égrener les chiffres quotidiens de décès. Les cérémonies funèbres ont été réduites au strict minimum : les membres de la famille n’ont pu ni aller visiter leur proche malade de l’épidémie, ni contempler une dernière fois son visage avant la fermeture du cercueil ; quant aux entreprises de pompes funèbres, elles ont réduit les cérémonies au strict minimum : certaines ont refusé la présence de toute assistance, d’autres ont imposé une limitation de temps qui interdisait tout apaisement et tout adieu. Il y a bien eu dans ce temps un déni de la mort. À la différence des siècles passés, on n’a entendu, de la part de l’institution catholique, ni sermons sur la mort ni homélies sur les fins dernières : il est vrai qu’en ce temps précis, l’Église célébrait dans sa liturgie le mystère pascal, celui-là même qu’Alphonse Dupront définit comme blasphématoire à l’autosuffisance de notre société moderne, puisqu’il affirme la victoire de la vie sur la mort. Cette liturgie même se passait de discours. Relevons au moins, parmi d’autres, un moment qui consonne particulièrement aux propos de l’auteur. À Rome, le 27 mars dernier, le pape François, frêle et solitaire silhouette blanche, préside un « moment extraordinaire de prière en temps d’épidémie »  devant une place Saint-Pierre entièrement vide et lavée par une pluie drue, où seuls sont exposés une reproduction de l’icône de la Vierge Salus populi romani et le crucifix de l’église San Marcello in Corso qui, lors de la peste d’août 1522, fut conduit en procession dans tous les quartiers de l’Urbs : choisissant de commenter l’évangile de la tempête apaisée (Marc, 4, 35-41), il offre, après la lecture de celui-ci, une méditation spirituelle sur le sens de la foi au cœur d’un temps de pandémie. S’attachant particulièrement au verset 40 :« Pourquoi êtes-vous si craintifs ? n’avez-vous pas encore la foi ? », il invite ses auditeurs à saisir ce que démasque la tempête : la vulnérabilité, les fausses sécurités et l’autosuffisance d’un monde qui se passe de salut, et à faire de ce temps d’épreuve un temps de choix, « le temps de choisir ce qui importe et ce qui passe » . Employant tout au long un nous qui englobe non seulement tous les croyants mais l’ensemble de l’humanité, le commentaire est en réalité une prière adressée au Christ par une interlocution qui utilise le tu. Le je n’intervient qu’une seule fois : « Chers frères et sœurs, de ce lieu, qui raconte la foi, solide comme le roc, de Pierre, je voudrais ce soir vous confier tous au Seigneur, par l’intercession de la Vierge, salut de son peuple, étoile de la mer dans la tempête. Que, de cette colonnade qui embrasse Rome et le monde, descende sur vous, comme une étreinte consolante, la bénédiction de Dieu. ». Dans cette parole de consolation face à l’angoisse qui s’est emparée du monde, le pape réaffirme tout à la fois la mission spirituelle reçue, la centralité de Rome et son rapport fondamental aux origines apostoliques. Dans ce même moment, l’absence de toute présence humaine en un lieu aussi symbolique que l’espace de la colonnade du Bernin est à la mesure de l’expérience inouïe que traverse alors l’humanité.

Dominique Julia

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