Le « jour d’après » : comment s’établit une nouvelle domination – Pour une histoire de la théologie dans la compagnie de Jésus

Varia

Longtemps, les historiens de l’institution ecclésiale, de l’organisation sociale et politique du monde chrétien, des pratiques dévotionnelles, voire de l’art religieux des époques médiévale et moderne, ont dû se porter sur le terrain théologique, ou sur ses marges mystiques ou spirituelles, tout en rappelant à quel point ils n’en étaient pas – d’autant plus que, la corporation étant alors largement masculine, ils auraient pu en être si leurs choix avaient été autres – et cela surtout peut-être lorsque ces historiens relevaient par ailleurs d’une confession chrétienne. Aussi disaient-ils, en forme de captatio benevolentiae : « je ne suis pas théologien, mais quand même… ». Et suivait l’expression de leur inévitable empiétement sur un espace dont ils s’étaient eux-mêmes au préalable exclus.

Il n’est pas sûr que cette situation d’énonciation ait disparu aujourd’hui, et l’on peut sans doute au contraire penser qu’elle a proliféré en proportion de la quantité de travaux qui ont pu se développer sur le sujet du religieux, ou plus exactement à la croisée du religieux, comme forme de pacte entre les hommes sous l’autorité d’un Dieu, et de mille lieux de l’activité humaine, sociale, économique, politique, diplomatique, militaire, littéraire, etc. Mais la nappe souterraine de la supposition a bougé : d’une part, parce que la corporation s’est assez largement féminisée et que, par conséquent, l’être-théologien ne contient plus comme son implicite une appartenance ecclésiale, ou alors en en redéfinissant profondément les termes, ce qui est, par ailleurs, en latence de moins en moins latente, pour de très nombreux autres motifs ; d’autre part (et non sans lien avec ce qui précède) parce que le n’être pas théologien ne renvoie plus à un être théologien impassible, et que le « quand même » peut aussi signifier : « je dois bien m’en mêler, car que sont-ils devenus ? ».

Or il est nécessaire d’ajouter à ces deux temps une troisième dimension, une autre supposition : « que sont-ils devenus ? » sous-entend, en effet, qu’ils ont été. Non pas seulement : plus forts, plus nombreux, etc., mais aussi : autosuffisants dans leur sphère d’intelligibilité propre. Ce que les théologiens ne seraient plus. Mais ne l’ont-ils jamais été ? Ou depuis quand ne le sont-ils plus ?

C’est en ce point précis que les études qui composent ce dossier rassemblé par Jean-Pascal Gay et Pierre Antoine Fabre interviennent, en forme de contribution à un éclaircissement interne des raisons pour lesquelles le : « je ne suis pas théologien, mais quand même », a pu insensiblement changer de sens pour pouvoir aujourd’hui se dire ainsi : « je ne suis pas théologien, mais je le suis quand même parce que les théologiens eux-mêmes le sont quand même ». En ce point précis, et pour une raison précise : la pratique jésuite de la théologie, la profession théologienne dans la Compagnie de Jésus, la situation de la théologie dans l’espace intellectuel de la Compagnie depuis sa fondation en 1540 comme ordre moderne et antimoderne, réformateur et contre-réformateur et dans toutes les évolutions qui ont suivi sur le sol de cette contradiction fondamentale – tout cela donne-t-il aux recherches sur les jésuites en théologie une acuité, une capacité de discernement particulières pour concevoir une saison post-confessionnelle du continent théologique ?

Cette question anime l’ensemble de ce dossier. On l’abordera selon trois angles différents, qui traverseront de trois manières les travaux réunis ici : la définition de la théologie comme science sociale, ses limites et la virulence de ces limites dans la théologie moderne ; l’articulation de la théologie sur les sciences sociales et la manière dont, aujourd’hui, elle affecte le discours des sciences sociales sur la théologie ; le rapport du théologique et du monde des rites, sous-ensemble de ces sciences sociales mais là aussi, là encore, l’un des motifs de la déstabilisation de la théologie à l’époque moderne.

Pierre Antoine Fabre, extrait des conclusions du dossier.

Consulter le numéro en ligne : https://journals.openedition.org/mefrim/6998

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