Appel à communication

La religion au fil du temps : analyser les fluctuations du religieux au cours des trajectoires biographiques

 

Le fait religieux contemporain est souvent analysé au travers d’une dispersion des croyances et d’une dé-régulation institutionnelle. Si la scène religieuse contemporaine apparaît en profond mouvement (Hervieu Léger, 1999), les itinéraires individuels le sont tout autant. Les rapports à la religion sont loin d’être fixés une fois pour toutes. Il reste que peu de recherches prêtent attention à la manière dont les modalités d’appartenance religieuse et l’expression des croyances sont susceptibles d’évoluer en fonction des expériences traversées par l’individu et notamment de l’évolution des espaces de sociabilités et d’appartenances. Cette journée d’étude se propose ainsi de porter la focale sur ces fluctuations du rapport au religieux au cours des trajectoires biographiques des croyants et/ou pratiquants, et sur l’évolution potentielle des formes d’articulation ou de disjonction entre la croyance et l’appartenance religieuse.

Une littérature non négligeable porte sur les itinéraires de ceux que l’on appelle « les convertis » ainsi que sur le changement de point de vue sur soi et sur le monde que peut entraîner l’engagement dans un groupe religieux (Snow et Machalek, 1983 et 1984 ; Allievi, 1999 ; Mossière, 2013). Des recherches ont également été menées depuis plusieurs décennies sur les couples mixtes (Allouche-Benayoun, 2004 ; Streiff-Fénart, 1989 ; Le Pape, 2008). Cependant, peu de travaux s’intéressent aux processus même de sortie de la religion (Ebaugh, 1988 ; Bentabet, 2020 ; Heymann 2015), aux périodes de mise en veille, aux fluctuations dans la croyance et dans les pratiques individuelles au sein d’une même religion. En dehors des travaux sur les processus de conversion, peu s’attardent sur les conditions de possibilité de tels changements (que ceux-ci aillent vers davantage de pratique ou au contraire une mise en veille voir vers un retrait de celle-ci). Comment rendre compte de ce travail sur soi opéré par les individus pour s’adapter, se conformer voire transformer des normes religieuses ? Par quels biais ces ajustements s’opèrent-ils ? Quels en sont les effets sur les pratiques et les revendications d’appartenance ?

Dans le cadre de cette journée, nous proposons d’explorer la labilité et la multiplicité des trajectoires religieuses, en portant une attention tant aux conditions objectives (sociales, économiques, politiques…) et aux effets du contexte (perceptions différenciées des religions au sein de la société…), qu’aux expériences de socialisation, à l’efficience du travail de communalisation institutionnelle, au rôle joué par les émotions partagées, etc… Cette journée d’étude s’inscrit dans des questions de sociologie classiques, elle se veut une contribution à l’étude des processus de socialisation et plus spécifiquement des processus de formation et d’appropriation d’une croyance et/ou d’une appartenance.

Nous souhaitons également accorder une attention particulière aux conditions de production des données de terrain et aux considérations méthodologiques. Nous valoriserons les recherches basées sur des enquêtes ethnographiques (Wood, 2021 ; Altglas et Wood, 2018 ; Dargent, 2021) qui offrent une palette (non-exhaustive) d’outils analytiques permettant de saisir les processus sociaux à l’œuvre dans les croyances et pratiques religieuses en ne considérant pas ces dernières de manière désincarnées, mais comme étant insérées dans un monde social et des rapports sociaux. Quelles peuvent être les ficelles méthodologiques pour saisir les mouvements au cours d’une trajectoire et la labilité de l’appartenance religieuse ? Il s’agit également de cultiver une réflexivité concernant les relations d’enquête, leur maintien et les difficultés inhérentes à des sujets considérés comme sensibles et relevant du privé (Joël et Tricou, 2017), au positionnement de l’enquêteur ou de l’enquêtrice au sein de groupes prosélytes (Fancello, 2008 ; Millet-Mouity, 2017) ou/et au sein de groupes militants dans le champ politique (Broqua, 2009). Les réflexions concernant les asymétries de pouvoir au sein de la relation d’enquête et les considérations éthiques qu’elles induisent sont également bienvenues (Abu-Lughod, 2020).

Cette journée s’inscrit dans trois domaines d’investigation. Nous proposons tout d’abord de travailler à l’analyse des questions d’appartenance et de non-appartenance religieuses ainsi qu’aux rapports de pouvoir sous-jacents (Davie, 1990). L’attention sera ensuite portée sur l’évolution des pratiques et des techniques du croire au cours de la trajectoire biographique ainsi que sur la construction de la piété dans sa matérialité. Enfin, on s’intéressera à l’entrelacement entre engagement politique et religieux, carrière militante et carrière religieuse, et aux conséquences des utopies (Mannheim, 1940) sur les trajectoires biographiques.

Axe 1 – Croyance et appartenance

Cet axe invite à explorer toute la complexité des identifications confessionnelles et la pluralité des articulations entre dimension croyante et identitaire des références religieuses (Davie, 1990). Nous prêterons une attention fine à l’étude de cette dynamique processuelle de l’appropriation d’une appartenance et/ou d’une croyance qui ne renvoie pas qu’à des logiques individuelles, mais qui dépend des possibles produits par des configurations spécifiques. Quelles sont les conditions d’adhésion à un groupe religieux ? A quels types d’accommodements, d’ajustements, d’investissements, mais aussi de désajustements cela peut-il donner lieu ? Comment être légitime aux yeux du nouveau groupe d’appartenance et des autorités religieuses ? Qui rejoint-on, mais aussi qui quitte-on, lorsqu’on se convertit ? Dans quelle mesure l’adhésion peut-elle donner lieu à des pratiques orthodoxes ou hétérodoxes (Thin, 1999) en raison de confrontation à des logiques sociales différentes ?

A l’instar des autres phénomènes sociaux, les trajectoires religieuses sont le fruit d’interactions avec des groupes sociaux, des individus, des institutions. Les travaux de Howard Becker peuvent être un point d’entrée pour interroger cela à travers les notions de carrière, d’insider et outsider. Cette proposition théorique est non-exhaustive, et les communications devront cependant questionner la labilité des positionnements sociaux, les processus d’entrée ou de sortie des individus au cours d’une trajectoire.

Analyser les rapports sociaux dans lesquels les croyants s’inscrivent permet une meilleure compréhension des modalités et formes de participation au culte, mais aussi des rapports aux autorités religieuses et aux autres croyants (Wood, 2021). On s’intéresse par-là aux réseaux de solidarité qu’une croyance peut engager pour partager des ressources et sortir de l’isolement, ainsi qu’à l’actualisation de dispositions dévalorisées dans d’autres groupes, à l’acquisition d’un statut au sein du groupe nouvellement rejoint.

Axe 2 – Matérialité de la croyance : évolution des pratiques et des techniques

Cet axe vise à interroger l’évolution des pratiques, des comportements, des techniques corporelles au cours de la trajectoire biographique des individus. Danièle Hervieu-Léger (1986) parlait de « bricolage religieux », notamment en référence à une certaine autonomisation des catholiques français vis-à-vis de l’Église romaine, contestant les réformes liturgiques et témoignant d’une capacité à s’approprier et réinterpréter les systèmes de références élaborés par l’institution (Coulmont, 2017). La liturgie peut ainsi être pensée comme une « boite à outils » (Coulmont, 2017) mobilisée par des groupes ou des individus pour trouver des formes d’accommodements avec la norme religieuse ou se la réapproprier.

Plutôt que d’appréhender les pratiques comme autant de résistances ou de soumissions à l’autorité religieuse, Saba Mahmood (2005) a proposé de porter la focale sur la manière dont les individus se construisent en tant que sujets pieux. L’étude des techniques corporelles développées par les individus, afin d’incorporer certaines valeurs religieuses, met en lumière la dimension processuelle de la religiosité. On peut ainsi s’intéresser aux fluctuations dans l’élaboration d’une discipline régissant les gestes du quotidien, à l’interprétation des échecs et des succès ressentis par les individus dans leur volonté de se construire comme sujets pieux (Jouili, 2015). Il s’agit aussi de réinscrire ces pratiques et leurs évolutions au cours de trajectoires sociales et au sens que celles-ci prennent en fonction des épreuves auxquelles les individus sont confrontés. Les pratiques et techniques du corps peuvent par exemple être sources de stigmatisation, qui peut être contournée ou remaniée, comme dans le cas de certaines étudiantes portant le voile en France (Venel, 1999 ; Lazrak, 2019).

Ces réflexions soulèvent de nombreuses questions : comment saisir ethnographiquement les usages du corps, et leurs évolutions, dans la vie quotidienne ? Comment saisir et rendre compte de pratiques considérées comme privées et intimes – rapport aux menstruations, à la virginité, à la santé sexuelle et reproductive ? Comment saisir des « bricolages » rituels et accommodements, dont le sens peut parfois être invisible aux yeux d’un observateur extérieur ? Dans quelle mesure l’enquêteur/l’enquêtrice développe également des techniques corporelles afin de maintenir sa présence sur le terrain ?

Axe 3 – Politisation du religieux

Cet axe propose d’étudier les liens entre engagement religieux et engagement politique parfois impossibles à distinguer au cours d’une trajectoire biographique, notamment lorsque le religieux fournit une grille de lecture aux expériences de minorisation et de marginalisation. La sociologie du militantisme s’est notamment intéressée à certaines affinités électives entre socialisation religieuse et engagement politique (Fretel, 2004 ; Johsua, 2013 ; Pagis, 2014), l’entrelacement du religieux et du politique se retrouve également au sein des études sur la radicalisation (Bonelli et Carrié, 2021). En anthropologie des révolutions, les frontières entre religieux et séculier peuvent également être remises en cause. On pense à la figure du martyr et à la prédestination, qui ouvrent sur des cadres de lectures décoloniaux où la croyance religieuse fait partie intégrante de l’acte révolutionnaire (Ghamari-Trabrizi, 2016 ; Charlotte al-Khalili, 2021). On peut donc plus précisément s’intéresser aux effets d’une carrière militante sur la croyance (renforcement, déplacement, désenchantement), à la manière dont l’engagement politique peut contribuer à relativiser ou renforcer la légitimité d’une autorité religieuse dans le temps, au religieux comme mode discursif de justification de l’engagement militant. Mais on peut aussi s’intéresser aux pratiques religieuses comme faisant partie intégrante du répertoire d’action militante, au sens politique et transgressif de la piété en temps de crise.

Comment analyser et qualifier des parcours où les individus sont en rupture avec les normes d’une religion héritée tout en revendiquant cet héritage, comme cela peut être le cas pour les féminismes religieux (Ali, 2012 ; De Gasquet, 2019 ; Hamidi, 2020) ? Quelles sont les conséquences de l’adhésion à une utopie politique et religieuse sur les trajectoires biographiques des personnes engagées ? Comment penser la politisation du religieux comme l’une des manières d’être d’une religion ? Quelles sont les étapes de la carrière d’engagement politico-religieux ?

Modalités de soumission des propositions de communications

Les propositions de communications (500 mots maximum) sont à envoyer par mail aux adresses suivantes : benjamin.dubrulle@ehess.fr, solveig.hennebert@univ-lyon2.fr et nancy.venel@univ-lyon2.fr avant le vendredi 6 mai 2022. Les communications sélectionnées seront à envoyer aux trois organisateurs de la Journée d’Études avant le vendredi 29 juillet 2022.

Organisation de la Journée d’études

La Journée d’études se tiendra à Lyon le mardi 6 septembre 2022 de 14h à 17h et le mercredi 7 septembre de 10h à 17h. Le lieu sera communiqué ultérieurement. Les communications seront en anglais, nous vous invitons donc à prévoir une traduction pour votre papier qui sera envoyé à l’ensemble des communicants.

Un financement partiel des frais de déplacements et d’hébergements sera possible, à hauteur de 200 € pour les personnes ne pouvant être financées par leurs institutions d’origine.

Version PDF : JE _La religion au fil du temps_ – AAC-

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