Axe 3 – Circulations, recompositions et synergies entre champs sociaux (sous la responsabilité de Sepideh Parsapajouh et Sébastien Tank-Storper)

Nous avons délibérément choisi ici de ne pas introduire l’adjectif « religieux » dans le titre de cet axe. L’idée est en effet de s’interroger sur sa place dans l’ensemble des interactions entre champs : quand constitue-t-il un champ à part, quand interfère-t-il avec les autres champs, quand est-il une trace perceptible dans la recomposition même des champs sociaux, tant en terme d’attitudes qui se sont éventuellement transformées en posture confiantes ou croyantes, de pratiques, que de contenus dont on repère l’héritage religieux ? Et finalement, quel champ influe le plus sur les autres ? Autant de questions qui se posent très différemment selon les aires culturelles, les périodes historiques et les disciplines scientifiques sur lesquelles travaillent les chercheurs du CéSor.

3.1. Reconfigurations religieuses, utopies sociales et horizons laïques 1825-1925

Séminaire de recherche (Philippe Boutry, Pierre Antoine Fabre, Rita Hermon-Belot et Dominique Iogna-Prat)

Le projet de constituer un séminaire sur le XIXe siècle permettra de fédérer un ensemble de recherches conduites au sein du CéSor sur ce « grand siècle » méconnu aujourd’hui encore pour l’histoire de l’Europe religieuse. Citons :

– les recherches de Philippe Boutry, l’un des historiens majeurs pour cette période depuis de nombreuses années, aujourd’hui engagé dans des travaux sur la question de la confession au XIXe siècle et, avec Guillaume Cuchet en particulier, sur les grandes transitions à l’œuvre dans un long XIXe siècle sur le rapport de la religion à la mort, en particulier sous l’angle des pratiques funéraires ;

– les travaux conduits depuis plusieurs années dans le cadre du séminaire de Pierre Antoine Fabre sur la suppression et la restauration de la Compagnie de Jésus ; les recherches de Pierre Antoine Fabre et de Gérard Neveu sur l’histoire des procès de canonisation dans la Compagnie de Jésus du XVIIe au XIXe siècle les travaux de Jean-Marc Ticchi sur la papauté au XIXe siècle ;

– les travaux de Rita Hermon-Belot sur la place de la pluralité religieuse dans la genèse de la laïcité, dans son affirmation au XIXe et la formation d’un consensus autour
d’elle au long du XXe siècle français ;

– les travaux de Frédéric Gugelot sur la littérature chrétienne entre XIXe et XXe siècle et sur la question de la conversion au catholicisme dans cette période, ainsi que ceux de François Trémolières sur la crise moderniste, dans son rapport avec l’héritage de l’époque moderne (à travers les œuvres d’Henri Bremond, de Jacques Rivière, etc.) ;

– Bernard Heyberger dirige trois thèses portant sur le XIXe siècle ottoman, en particulier sur l’institutionnalisation des « millets » (communautés confessionnelles) lors de la phase des « réformes » ottomanes. Un récent colloque sur la question des minorités pendant cette phase, co-organisé par lui, est en cours de publication, avec un article de synthèse de sa part, et un autre prévu dans Relations internationales sur les maronites et la protection de la France. Le sujet sera encore abordé sous un autre angle, dans un article à partir de ses travaux actuels dans les archives, sur les questions matrimoniales entre chrétiens dans le contexte ottoman au XIXe siècle ;

– En coopération avec la Maison d’Auguste Comte et la Société d’études saint-simoniennes, Dominique Iogna-Prat a lancé une série de travaux collectifs sur les sources religieuses des utopies sociales du XIXe siècle (qui croisent pour une part l’héritage complexe de l’histoire des « utopies » missionnaires jésuites dans le socialisme utopique) ; une journée d’étude réuni en 2016 sera prochainement publiée par les Archives de sciences sociales des religions. Plusieurs nouvelles journées sont prévues dans la dynamique de la rencontre de 2016.

Sous l’intitulé Religions et utopies sociales (1820-1920), Dominique Iogna-Prat entend à la fois articuler ces travaux collectifs et poursuivre son enquête personnelle sur les tropes de l’architecture de la société dans la longue tradition du catholicisme. La période post-révolutionnaire est, comme disait Tocqueville, le temps des « sociétés imaginaires », des grandes utopies sociales qui forment le terreau de la tradition sociologique, de Saint-Simon et Comte jusqu’à Durkheim et Weber, lesquels instaurent la sociologie comme champ d’étude et « troisième culture ». Pourquoi les reconstructeurs de société des années 1820 font-ils retour au sacré ? Pourquoi tant de résurgences religieuses après les commotions révolutionnaires ? En quoi l’Église reste-t-elle une référence obligée pour tout apprenti sociologue en quête d’universel communautaire ? En quoi et jusqu’où les apprentis sociologues puisent-ils au répertoire traditionnel du christianisme ? Comment peuvent-ils le faire en contexte d’éclectisme et de relativisme sceptique face à la diversité des religions ? Y-a-t-il, en somme, un « âge théologique de la sociologie » comme l’a prétendu François-André Isambert à propos de Buchez, et qu’entendre par « théologie » à l’âge de formation des sciences morales puis sociales ? Au miroir des multiples formes de discours (théoriques ou littéraires) consacrées à la « comédie » des hommes s’efforçant de faire communauté, on s’intéressera aux mille et une constructions de société, à une époque où l’Église romaine elle-même entend être une « société parfaite », une « société complète ». Mais la référence à des « constructions », à des « architectures » de la société, à des contenants permettant l’engendrement quasi sacramentel de contenus sociaux, a-t-elle encore du sens dans un monde où la transcendance a désormais la fonction d’un tiers sociologique ? En bref, la Cité chrétienne est-elle encore de quelque actualité –l’actualité d’un passé que l’on s’efforce de faire advenir en des années où, avec l’urbanisme, les théories du bâti sont ipso facto des théories de vie civile porteuses de sciences de la société ?

Au-delà de ces ressources internes, ce séminaire pourra fédérer des recherches conduites d’une manière souvent éclatée dans d’autres institutions parisiennes : citons celles de Guillaume Cuchet, déjà évoquées, à l’Université de Créteil (G. Cuchet étant par ailleurs spécialiste de l’histoire du spiritisme dans le dernier XIXe siècle) ; à l’EPHE, celles d’Isabelle Saint-Martin sur l’art chrétien aux XIXe et XXe siècles, et de Vincent Delecroix sur la philosophie de la religion après les Lumières. Ce séminaire devrait permettre de donner une impulsion nouvelle au développement des recherches historiques au sein du CéSor, parallèlement à la suite des travaux sur les époques médiévale (dans le cadre des travaux de Dominique Iogna-Prat et des recherches qu’il anime) et moderne (dans le cadre du séminaire de Pierre Antoine Fabre, en coopération avec Alain Cantillon et Patrick Goujon) sur l’histoire de la spiritualité moderne.

3.2. Au delà des frontières

Acteurs transnationaux et connexions diasporiques (Nisrine Al-Zahre, Stefania Capone, Pierre Antoine Fabre, Bernard Heyberger, Nathalie Luca, Paolo Odorico, Anna Poujeau, Filippo Ronconi, Sepideh Parsapajouh, Sébastien Tank-Storper)

Nous souhaitons élargir les recherches sur les logiques de transnationalisation du religieux, en interrogeant la notion de diaspora et son impact sur les processus d’implantation des pratiques religieuses dans un contexte de migrations (anciennes ou contemporaines). La notion de « diaspora » constitue une thématique de plus en plus importante dans les études des mouvements contemporains dus aux migrations et autres déplacements de populations.

Dans la littérature anglo-saxonne, les termes « diaspora » et « transnationalisme » sont souvent utilisés de façon interchangeable. En contre-courant de cette tendance, nous mènerons une réflexion sur les généalogies intellectuelles de chacun de ces concepts et sur leur utilisation dans différentes disciplines (anthropologie, histoire, sociologie, géographie…) et dans différentes traditions nationales. En quoi le concept de transnationalisme apporte-t-il de nouveaux outils aux recherches sur la diaspora ? Les processus de diasporisation peuvent-ils être comparés aux processus de transnationalisation ? Qu’est-ce qui change lorsqu’on réfléchit à ces processus du point de vue des faits religieux ? Comment s’articule la question de la nation sur celle des processus de transnationalisation et de « diasporisation » ? Sommes-nous confrontés à des « trans-nations » ou à des « dissémi-nations »?

Les processus de transnationalisation ou de « diasporisation » (selon les contextes pris en considération) soulèvent aussi la question de la formation d’une mémoire qui n’est pas nécessairement enracinée dans un territoire bien délimité et dont les ancrages spatiaux se multiplient. Les divisions entre traditions régionales ou nationales, qui ne sont jamais gommées dans les processus de transnationalisation, resurgissent ainsi dans les processus de mémorialisation. Une attention particulière sera alors accordée aux reconfigurations spatiales et à la réinscription de l’espace sacré dans les nouveaux pays d’implantation. Si les migrants utilisent la religion pour affirmer leur appartenance à plusieurs communautés, ils l’utilisent aussi pour créer des « géographies religieuses » alternatives qui se superposent aux frontières nationales ou les dépassent. Dans les deux cas, nous mettrons l’accent sur les acteurs et les processus, en conjuguant l’étude des acteurs transnationaux et des connections diasporiques qu’ils mettent en place.

Dans ce cadre, Stefania Capone poursuivra ses recherches sur la transnationalisation des religions afro-américaines, en analysant les processus qui mènent à l’émergence d’une religion des orisha qui englobe les différentes variantes locales et nationales dans les Amériques. Le culte d’Ifá, au travers de ces multiples traditions, constitue le pivot de ce réagencement des liens entre système de croyances qui revendiquent tous une même origine yoruba. Les tourismes religieux, culturel et mémoriel jouent à présent un rôle central dans les « conversations » entre l’Afrique – notamment le Nigeria et la ville-sainte d’Ifé – et les Amériques. Elle prépare un ouvrage sur les connexions diasporiques qui aujourd’hui redessinent l’espace d’interaction et d’interconnaissance à l’origine de l’« Atlantique noir », en faisant dialoguer ses recherches sur la religion des orisha au Brésil, aux États-Unis et au Nigeria. Dans ce contexte, les deux concepts – transnationalisme et diaspora – doivent être pensés à nouveaux frais pour rendre compte des tensions entre une globalisation religieuse constamment remise en question et un rêve d’unité qui ne cesse de se heurter à une réalité profondément fragmentée. Le concept de « diaspora » est particulièrement important dans un contexte afro-américain, notamment dans les échanges contemporains, au niveau culturel, rituel et politique, entre initiés états-uniens et nigérians qui ravivent l’héritage des mouvements panafricanistes. Toutefois, ce concept n’est pas également mobilisé par les initiés brésiliens ou cubains, qui mettent en avant leur propre histoire et dont l’ouverture à des pratiquants de toute origine ne permet plus de revendiquer l’appartenance à une « diaspora africaine ». Cela est d’autant plus vrai sur les terrains européens où l’on peut étudier les processus de transnationalisation des religions afro-brésiliennes ou afro-cubaines.

Sara Clamor, qui prépare une thèse sous la direction de Stefania Capone, propose d’interroger les dynamiques transnationales qui ont permis aux religions afro-brésiliennes, telles que l’umbanda et le candomblé, de s’installer et de se développer en Europe. Présentes désormais dans plusieurs pays (Portugal, Belgique, Hollande, Espagne, Italie, France, Royaume-Uni et Allemagne) elles se sont diffusées, à partir des années 1980, au-delà des frontières ethniques et nationales du pays où elles ont historiquement émergé, grâce à leur capacité d’adaptation à de nouveaux contextes sociaux et culturels. Sa recherche propose une analyse comparative fondée sur une observation ethnographique multi-située, afin d’enquêter sur les particularités propres à la transnationalisation religieuse dans les pays européens.

Sébastien Tank-Storper proposera quant à lui de réfléchir, à partir du monde juif, sur lesarticulations et aux tensions entre les logiques de transnationalisation du religieux qui travaillent le champ religieux juif contemporain et les modalités historiques d’organisation diasporique. C’est à partir du cas juif qu’a été historiquement forgé le concept de diaspora qui permettait de penser comment des acteurs se dotaient d’une identité collective capable de transcender la multiplicité des origines ethniques et nationales d’une part et la diversité de leurs stratégies d’insertion locales d’autre part. Plus qu’une simple logique de circulation, la logique diasporique implique en effet un processus dynamique de sédentarisation et de négociation avec la culture religieuse et politique de la société d’ancrage, dont le franco-judaïsme constituait un exemple parmi d’autres. Le développement de mouvements religieux transnationaux (Loubavitch, Massorti, etc.) et l’intensification des circulations religieuses entre les différents espaces diasporiques travaillent en profondeur ce modèle, en arasant les particularités nationales d’une part et en traçant de nouvelles lignes de partage religieuses au sein même des différentes diasporas d’autre part. La manière dont s’articulent logique diasporique et logique transnationale devra également être mise en regard du rôle que joue l’État d’Israël dans la régulation du champ religieux juif contemporain et des processus par lesquels, en retour, la politique israélienne reste en partie influencée par elles.

Les chrétiens orientaux, à l’instar des juifs, ont connu des processus de circulation et de sédentarisation dans de nouveaux contextes au moins depuis le XVIIe siècle, à l’intérieur et à l’extérieur de l’Empire ottoman et des États qui lui ont succédé. Parmi les populations immigrées, l’ouverture d’un lieu de culte, l’arrivée d’un prêtre, l’installation d’un consul, la fondation d’une structure d’entraide (confrérie ou association), commençaient à agglomérer des individus d’origine géographique diverse, mais censés appartenir à la même dénomination. La constitution même d’un groupe en communauté reconnue faisait l’enjeu de compétitions internes, portant sur le choix de la langue et du culte de référence, du leadership de tel notable ou de telle fraction originaire d’un lieu particulier. Ce n’est qu’à travers cette dynamique conflictuelle interne qu’émergeait finalement une « nation » grecque, ou arménienne, ou melkite, et ce n’est qu’en obtenant des autorités politiques le « privilège » de se faire reconnaître en tant que communauté qu’elle pouvait réellement fonctionner. Bernard Heyberger, préparant un ouvrage sur le christianisme en Méditerranée (XVIIe –XVIIIe siècle), prévoit de traiter de cette question. Su Erol, qui achève une thèse de doctorat sous sa direction sur les Syriens orthodoxes d’Istanbul, traite en fait du phénomène diasporique. En effet, bien que ces chrétiens n’aient pas quitté la République de Turquie, ils se sont transportés de la zone rurale de Haute Mésopotamie (le Tur Abdin) d’où ils sont originaires, dans la métropole, où ils ont dû négocier avec la culture turque (sunnite) dominante, mais aussi avec celle des autres minorités chrétiennes présentes. Ils se réfèrent à un centre originaire (Le Tur Abdin), mais prennent aussi leurs références dans les différentes communautés diasporiques (Suède, etc..), et se composent une identité qui se veut fondée sur une spécificité syriaque orthodoxe mais qui emprunte à l’idéologie « nationaliste » assyrienne construite en diaspora, à la culture catholique contemporaine, ainsi qu’à d’autres courants religieux et spirituels actuels.

Sepideh Parsapajouh propose de réfléchir sur les enjeux des appartenances transnationales des lieux saints chiites au Moyen-Orient (Iran, Irak, Syrie). Ces lieux saints chiites situés dans divers État-Nations, présentent des enjeux géopolitiques de plus en plus importants dans la région, et attirent chaque année un nombre croissant de pèlerins transnationaux et transrégionaux. Ces villes sont aujourd’hui sur-urbanisées et « internationalisées ». Elles font l’objet de mégaprojets de « prestige », souvent très ambitieux, visant à répondre à cette extension croissante et au flux des touristes religieux. L’hygiénisation et la rénovation, comme l’extension des périmètres « sacrés », sont les axes de ces méga-projets urbains. Ainsi, ces villes s’étendent au-delà des anciennes frontières, formant des « nouveaux territoires » sans identité d’un côté, et deviennent plus que jamais objets de destruction et de reconstruction, au gré d’ambitions et d’intérêts partagés entre les secteurs publics et privés, nationaux et internationaux, de l’autre. Ces projets urbains se définissent aujourd’hui de plus en plus dans le cadre d’accords transnationaux, entre l’Iran, l’Irak et en partie le Liban. Cette réflexion nécessite une collaboration avec des chercheurs qui travaillent sur les différentes villes de la région, notamment Géraldine Chatelard (IFO Amman), Robin Beaumont (CETOBAC) et Sabrina Mervin qui travaillent sur les villes chiites irakiennes, et Chiara Calabrese (IREMAM) qui travaille sur le sud de Beyrouth. On voit ainsi que l’espace mérite une réflexion nouvelle comme dimension fondamentale du religieux, aussi bien dans son élaboration que son organisation et sa diffusion. Les réalités concrètes et localisables du religieux (lieux de culte, lieux saints), sont des faits de plus en plus mouvants. Dans un État confessionnel comme l’Iran, l’espace public est saturé de religieux, mais d’un religieux soumis à des normes définies par l’État. Quel est le rôle de l’espace urbain en croissance constante, avec ses populations importantes souvent issues de mouvements migratoires, dans les manifestations du religieux ? Dans quelle mesure les mouvements transfrontaliers redéfinissent-ils le rapport du religieux à l’espace ? En quel sens la mondialisation, qui transforme les identités territoriales, modifie-t-elle la dimension spatiale du religieux ?

Paolo Odorico propose pour sa part de travailler les notions de migration, à partir de celle d’identité et de mythe fondateur dans le monde grec. Véritable pont entre Orient et Occident, le monde grec s’est toujours posé la question de son identité, que ce soit du point de vue culturel ou étatique. Pendant toute la période médiévale (byzantine) et moderne (ottomane), les populations grecques ont été très attachées à leur territoire, vivant en communautés solidaires. Ce phénomène est encore plus fort pendant la période ottomane, lorsque, à l’intérieur de l’Empire des sultans, ces communautés se serrent autour de leur église, qui représente un véritable contrepouvoir, souvent en concurrence avec l’administration étatique.

Le Byzantin se déplace rarement, et nous n’assistons pas à des véritables mouvements migratoires. Il y a eu, il est vrai, des déplacements organisés par l’État, comme celui des habitants de la Mer Noire qui sont envoyés repeupler la Crète. Mais la capacité d’adaptation des Grecs aux conquérants, en s’organisant en communautés chrétiennes et orthodoxes, est à la base de la cohésion grecque dans le Levant, cohésion et présence encore vérifiables aux débuts du XXe siècle, jusqu’aux grands déplacements voulus par les traités turco-grecs à la fin de la première guerre mondiale.

En revanche, ces communautés posent le problème de l’identité, et surtout du statut social du migrant, qui est un individu isolé, parti chercher fortune dans les villes de l’Empire. L’« étranger » à Byzance est celui qui abandonne son village, sa communauté, laissant derrière lui la charge fiscale sur les épaules de ses voisins, sur la base du système fiscal en vigueur depuis l’Antiquité tardive et jusqu’à la fin de l’époque ottomane. C’est ce « migrant » que représentent les sources littéraires, qui soulignent la diversité de traitement entre l’aristocratie et le petit peuple. En effet, une migration de la classe dominante (grecque et arménienne, mais aussi d’autres minorités) existe, mais l’intégration dans ce cas est totale, car il y a une reconnaissance des systèmes communs de croyances et d’organisations sociétales.

À l’époque contemporaine, surtout après la diaspora des communautés grecques de l’Asie Mineure, suite aux accords de paix gréco-turcs, se pose la question de l’identité des communautés grecques qui s’organisent dans plusieurs pays du monde, de l’Amérique à l’Australie, de l’Europe (notamment l’Allemagne) à l’Afrique, à l’Amérique du Sud. Tous les gouvernements grecs ont mis en place une politique prévoyant des investissements garantissant le maintien de l’identité grecque, notamment par le biais d’un déploiement d’enseignants qui assurent la formation intellectuelle à côté de celle offerte par les États d’accueil. La religion chrétienne orthodoxe, qui a représenté pendant longtemps le mythe fondateur des communautés de la diaspora, a été en partie substituée par d’autres mythes fondateurs, comme celui de la Mer Egée et de la douceur de vie des îles : effet du développement du tourisme, mais aussi reconnaissance de l’appartenance à une autre façon de vivre, auquel les Grecs, tout en s’intégrant dans les nouvelles sociétés, sont très attachés.

Les réseaux commerçants ont été au cœur de cette diaspora pendant la période ottomane, surtout en direction de la Roumanie, et dans les grands centres commerciaux européens, de Vienne à Trieste, de la Hollande à l’Angleterre et la France (notamment Marseille). Un cas différent est représenté par la Mer Noire, où les Grecs ont colonisé tout le pourtour, en s’insérant dans des systèmes étatiques différents, comme l’Empire Russe et l’Empire Ottoman. L’identité grecque pontique représente un cas d’étude particulier à l’intérieur de la plus vaste diaspora hellénique.

Parmi les flux de population qui ont traversé la Méditerranée entre le VIIe et le IXe siècle, les migrations provoquées par les invasions persanes (au cours des trente premières années du VIIe siècle) et arabes de la Syrie Palestine et de l’Égypte (années quarante de ce même siècle) semblent avoir eu une importance culturelle particulière. Ces invasions (la première en particulier) firent éclater des conflits entre les différentes ethnies et groupes religieux et confessionnels locaux, engendrant le déplacement de nombreux individus (pour la plupart des chrétiens chalcédoniens hellénophones) vers les Balkans et les îles égéennes, mais surtout vers l’Italie méridionale. Ces flux humains auraient provoqué le déplacement de livres, au bénéfice d’une influence importante sur les tissus socioculturels d’arrivée. Certains historiens ont minimisé l’importance et la portée de ces phénomènes migratoires. Filippo Ronconi mènera une enquête pluriannuelle sur le sujet, l’abordant d’une manière originale : depuis l’histoire de la production et de la circulation des manuscrits. Sa recherche se fondera sur un protocole d’analyse des livres italo-grecs, chypriotes et crétois médiévaux, dont il analysera les caractéristiques graphiques, matérielles, iconographiques et textuelles, pour vérifier dans quelle mesure ces régions furent influencées par les styles graphiques et les pratiques bibliologiques/codicologiques spécifiques de l’Égypte et de la Syrie-Palestine. Cette démarche comprendra aussi une dimension historico-textuelle, pour conjuguer les études codicologiques avec l’analyse philologique traditionnelle, afin de vérifier la présence de textes patristiques composés au Moyen Orient dans les manuscrits italogrecs, chypriotes et crétois, ainsi que la diffusion, en Italie du Sud, à Chypre et dans la Crète, de lignes de tradition textuelle orientales extra-constantinopolitaines. La reconstruction dynamique de l’« identité libraire périphérique » par rapport aux main streams culturels byzantins permettra de se poser des questions plus larges : la réception des textes dans une nouvelle région dans le cadre d’un procès migratoire est-elle un phénomène subi ou le fruit d’une démarche active ? Quelle est l’attitude des receiving societies vis-à-vis du flux textuel qui se produit dans ces cas ? Et quelle est celle des sending societies par rapport à l’hémorragie d’hommes, livres et valeurs culturels ? Dans quelle mesure le partage de livres et textes contribue-t-il à créer et consolider une « conscience diasporique » ?

D’autres chercheurs, doctorants et potentiels post-doctorants du CéSor sont ou seront diversement impliqués dans ce sous-axe. On notera par exemple le projet de Pierre Antoine Fabre de développer sous la forme d’un petit ouvrage la réflexion ouverte à la faveur du séminaire d’études transnationales sur le Mépris du Monde à l’âge de la mondialisation. Ou encore l’étude que mène Nathalie Luca sur la capacité des Églises évangéliques en Haïti à encourager un certain esprit d’entreprise chez les fidèles en même temps qu’à refuser l’aide des ONG dont elles reprochent la situation de dépendance et de passivité dans laquelle elles placent les Haïtiens. Cette recherche l’amènera dans les années qui viennent à s’intéresser à la diaspora haïtienne en France et au Canada, notamment. Le projet collectif de Dictionnaire de la révolte et de la guerre en Syrie dirigé par Nisrine Al-Zahre et Anna Poujeau croise également des problématiques soulevées dans cet axe.

Une histoire transconfessionnelle des missions d’évangélisation

Le Groupe d’histoire des missions d’évangélisation modernes proposera une histoire transconfessionnelle des missions d’évangélisation en une démarche favorisant les échanges entre spécialistes de différentes aires culturelles. Ce chantier novateur s’est longtemps heurté à des obstacles de taille :

– géographiques, car les missions d’évangélisation concernent massivement l’Amérique et l’Asie à l’époque moderne, et l’Afrique et l’Océanie à partir du XIXe siècle. Une telle histoire mobilise des champs de compétences très différents, en particulier du point de vue de l’articulation, qui a toujours été essentielle pour ce Groupe, entre une approche européenne du phénomène et une approche par les terrains, mobilisant des savoirs historiographiques et ethnographiques attachés à chacun de ses territoires ;

– confessionnels, car les missions modernes sont dominées par l’Église catholique et les missions contemporaines par les Églises protestantes, sans exclusive des premières évidemment, mais chacune de ses périodes implique aussi une culture religieuse (institutionnelle et théologique) très différente ;

– linguistiques, car les missions modernes sont dominées par les historiographies espagnole, française et italienne, et les missions contemporaines par les historiographies allemande et néerlandaise.

Malgré ces difficultés, ce chantier s’impose, d’une part parce qu’un grand nombre de territoires juxtapose, voire conjugue et articule dans le détail ces différentes dynamiques, et d’autre part parce qu’une histoire comparative a progressivement fait apercevoir l’ampleur de ses possibilités, pour répondre à des questionnements largement transversaux : sur les techniques de l’évangélisation, sur le rapport aux cultures locales, sur les politiques linguistiques, sur le rapport aux métropoles (États et Églises), etc.

Recherches sur la Compagnie de Jésus

Dans le prolongement de ses recherches personnelles et du rôle qu’il s’attache à jouer dans le développement des travaux actuels sur l’histoire de la Compagnie de Jésus comme organisation d’échelle mondiale dans l’histoire moderne et contemporaine, Pierre Antoine Fabre conduira dans les prochaines années la préparation de la publication d’une série de recherches fondées sur un réseau de recherches internationales qui confirmeront la place du CéSor sur ce terrain extrêmement actif :

– P. A. Fabre, F. Rurale, Claudio Aquaviva SJ (1581-1615). A Jesuit Generalship at the time of the invention of the modern Catholicism, Brill

Controversies on Rites (avec Ines Zupanov), Brill

Antonio Vieira. Nouvelles recherches (avec Ilda Mendes et C. Zeron), Paris, Champion

Marcel Bataillon : Juan de Avila, une dissidence dans le siècle d’or espagnol (avec B. Vincent), Paris, Belles Lettres

« Le pouvoir de se réunir en corps ». La Compagnie de Jésus de sa Suppression (1773) à sa Restauration (1814) (avec P. Goujon et M. Morales), Rome, EFR

Les Indipetae (avec G. Imbruglia, G. Mongini), Rome, IHSI

« Je révise les images… » : Genèse, structure et postérité des Evangelicae historiae imagines de Jerónimo Nadal (avec R.Dekoninck, W. Melion), Rome, EFR

L’objectif est de mener à bien ce cycle de publications dans les deux prochaines années.

3.3. Genre et politique (Catherine Alès, Nisrine Al-Zahre, Emma Aubin-Boltanski, Céline Béraud, Stefania Capone, Nathalie Luca, Anna Poujeau, Sébastien Tank)

Plusieurs chercheurs engagés sur les différentes aires culturelles représentées au CéSor (Europe, Amérique latine, Caraïbes, Atlantique noire, Proche et Moyen Orient) ont l’intention d’approfondir la question du genre, en croisant leurs données dans une approche comparative. Il ne s’agira bien évidemment pas de s’intéresser aux seules femmes, ou exclusivement à la cause des femmes, même si la question des féminismes sera abordée à plusieurs niveaux, mais également à la recomposition des rapports de genre à l’intérieur des pratiques, des rituels et des organisations religieuses, ainsi qu’à la place qu’y prennent les personnes LGBTQI. Si les rituels religieux participent de la construction du genre (ils séparent les sexes et les hiérarchisent), ils peuvent être aussi le support d’une subversion des normes de genre et de sexualité. Quels que soient les terrains abordés, un premier élément de comparaison concerne en effet la possibilité offerte par le rituel de créer des espaces où les rapports entre les sexes sont repensés, transformés de façon plus ou moins affirmée et volontaire. Les femmes s’en saisissent, parfois au sein d’entre soi féminins pourtant dominés, et font ainsi preuve de leur capacité d’agir (agency). Cette transformation peut en effet passer par de simples déplacements ou contre-conduites parfois inconscientes, et nourrir des mobilisations internes aux mondes religieux, y compris dans les milieux les plus conservateurs ou au contraire conduire en conscience à un positionnement militant (féministe ou autre) clairement assumé. Tout un éventail de postures contestataires ou revendicatives pouvant être typologisées tenant compte des différents capitaux (social, économique, culturel) dont disposent les intéressés et de leur capacité de résistance aux situations parfois extrêmes qu’ils rencontrent, résistance par laquelle peut également s’évaluer leur disposition à l’optimisme.

Intitulé « Femmes et contre-conduites au Proche-Orient », le projet de Emma Aubin-Boltanski propose ainsi une comparaison entre deux mouvements féminins, – l’un chrétien et l’autre musulman sunnite, qui, tous deux nés en Syrie dans les années 1980, possèdent des ramifications dans plusieurs pays de la région : le Liban principalement, mais également la Jordanie, la Cisjordanie et enfin le Koweït. Les bouleversements en cours dans le monde arabe ont pour corollaire l’apparition de nouvelles formes d’engagements politico-religieux, parfois « radicaux » et « intégristes » dans leurs expressions. Dans ce contexte, les femmes – leur statut, leurs droits et leurs corps – constituent un enjeu central dans l’ensemble des pays de la région. Des rapports alarmistes soulignent leur condition de « victimes » sans prendre en considération la part active de certaines d’entre elles dans les évolutions politiques en cours. Et pourtant, le renouveau religieux que connaît le Proche-Orient depuis trois décennies est en grande partie porté par elles. Emma Aubin-Boltanski part du postulat qu’un travail comparatif sur les capacités d’agir de femmes chrétiennes et musulmanes soumises à des contraintes semblables (emprise patriarcale, relégation dans l’espace domestique, régime de terreur, etc.) donnera l’occasion d’ouvrir de nouvelles perspectives et de faire surgir de nouveaux axes d’analyse sur la question éminemment sensible de l’engagement politico-religieux des femmes dans ses dimensions rigoristes et radicales. Pour ce faire, l’objectif sera non pas de limiter l’analyse à des actes et des discours d’emblée « subversifs », « dissidents » ou « révolutionnaires », mais d’explorer un large faisceau de pratiques, de postures et de stratégies rhétoriques – modes vestimentaires, épilation, manières de s’exprimer, gestes rituels, etc.-, qui plus communes, diffuses et douces peuvent être qualifiées de « contre-conduites » au sens foucaldien du terme. Ces contre-conduites impliquent souvent le corps et relèvent fréquemment de l’espace privé familial. Néanmoins, l’hypothèse d’Emma Aubin-Boltanski est que sous leurs dehors apolitiques, elles constituent des formes de redéfinition du politique, du religieux et du social à partir de l’individu, de l’intime et du domestique.

Les recherches qu’Anna Poujeau entend poursuivre sur la poésie orale funéraire semi improvisée des chrétiennes du sud de la Syrie montrent également comment la poésie, qui est à la fois un mode de parole subtil et une performance esthétique, possède un caractère politique. L’étude sociolinguistique de ce corpus permet de comprendre comment la parole poétique féminine participe du jeu social et politique syrien. Dans une perspective semblable, Nisrine Al-Zahre s’intéressera, pour sa part, à la façon dont les femmes syriennes peuvent s’approprier une autorité symbolique par la maîtrise exceptionnelle qu’elles ont de l’arabe classique (fusha). Elle s’intéressera à cette relation triangulaire : pouvoir, langue et genre. Dans le contexte linguistique complexe et chargé symboliquement du monde arabe (diglossie, oralité vs. écriture, dialectes etc.), l’acte de langage engage, presque automatiquement, le politique.

Dans le cadre de son travail sur le cimetière de Behesht Zahra à Téhéran et sur les enjeux politiques et religieux des divisions des martyrs de ce cimetière (35 000 martyrs de la révolution de 1979, et de la guerre Iran-Irak -1980-1988), Sepideh Parsapajouh propose également de travailler sur les récits des mères des martyrs et leurs rapports affectifs avec la tombe de leurs enfants. Ces tombes, à la fois propriété privée de la famille et patrimoine national, sont souvent objet d’usages politiques qui contrarient la volonté des mères. Sepideh Parsapajouh s’intéressera aux tactiques d’appropriation de ces tombes par ces femmes motivées par la force d’une promesse liée à la mémoire chiite originelle : celle d’un bien associé au mal subi dans la tragédie de Karbala.

Ces portraits de femmes qui bougent les relations de genre et s’inscrivent comme sujets politiques presque malgré elles, par touches discrètes mais subversives, tout en prêtant allégeance à des discours très conservateurs, sont décrits dans les travaux sur les femmes catholiques depuis le XIXe siècle. Céline Béraud voudrait ainsi analyser, à travers l’observation de rituels catholiques en France, les bricolages rituels qui conduisent à des subversions presque involontaires et agissent notamment sur la transformation du rapport à la sexualité.

Pour Stefania Capone, penser le genre équivaut à réfléchir aux relations de pouvoir. Dans ses recherches sur l’implantation au Brésil et aux États-Unis du culte d’Ifá, où le pouvoir est le monopole des hommes hétérosexuels, le genre sera traité, non pas comme une simple variable, mais comme un concept théorique qui doit être placé au cœur même des études sur la transnationalisation religieuse. En effet, les processus de transnationalisation des pratiques religieuses afro-américaines renégocient les relations sociales, en redessinant des « gendered geographies of power », des géographies du pouvoir dans lesquelles la question du genre occupe une place centrale. Les nouvelles configurations religieuses entraînées par les échanges entre différentes modalités de la « religion des orisha » peuvent, selon les contextes locaux, produire un renforcement des inégalités entre les sexes ou bien un effet d’« empowering », de prise de pouvoir des femmes et des homosexuels, qui remet en question les rapports sociaux et les rapports entre les sexes. Cela peut entraîner, dans certains cas, des prises de position plus affirmées, pouvant aller jusqu’à la mise en avant d’un discours ouvertement féministe. L’articulation entre genre et pouvoir dans des contextes de transnationalisation religieuse entraîne ainsi une négociation des relations sociales, une transformation des hiérarchies de pouvoir et de nouvelles légitimités dans le champ souvent extrêmement conflictuel de « l’Atlantique noir ».

Sébastien Tank entend pour sa part mener une réflexion autour des revendications croissantes d’égalité entre hommes et femmes qui travaillent le monde juif orthodoxe. Le judaïsme rabbinique tel qu’il s’est cristallisé dans le Shulkhan Arukh laisse une place marginale aux femmes, qui sont reléguées à l’éducation des enfants et au maintien de la pureté du foyer : elles sont exclues du domaine politique (din melekh) et religieux public (din dayan), elles ne peuvent pas faire partie d’un minyan, ni participer à la prière publique et elles ne peuvent ni témoigner devant un tribunal rabbinique, ni obtenir le divorce sans accord de leur mari. Le statut de « mineures » que le judaïsme historique accorde aux femmes entre en contradiction avec le processus d’émancipation croissante des femmes dans le domaine séculier. Répondant à ce hiatus, les courants libéraux ont depuis très longtemps accordé l’égalité formelle aux femmes, même si dans les faits des inégalités de genre subsistent. Malgré cela, certaines femmes sont aujourd’hui rabbin, comme Pauline Bebe en France. Mais un certain nombre de femmes travaillent également le monde orthodoxe de l’intérieur afin de trouver des arguments halakhiques permettant de participer pleinement à la vie religieuse tout en restant dans le cadre de légitimité orthodoxe. Le travail réalisé par ces femmes pour trouver des solutions satisfaisantes pour l’orthodoxie est de ce point de vue un très bon analyseur des processus d’adaptation et de négociation religieuses dans l’univers orthodoxe. Il permet également de mettre en évidence les points sur lesquels il s’avère impossible de négocier, malgré des solutions halakhiques satisfaisantes.

Partant de ses travaux sur les moniales du monastère de Sainte Thècle, Anna Poujeau observe également comment les femmes peuvent élaborer et tenir en public des discours subversifs et critiques à l’égard de l’arène politique construite et dominée par des acteurs masculins (chefs de clans, chefs religieux et hommes forts du régime). Les moniales de Sainte Thècle ont joué un rôle dans le conflit syrien en 2013-2014 en critiquant publiquement la politique du régime syrien qui se présente pourtant comme le défenseur de la minorité chrétienne. Il ne s’agit pas là de revendiquer un quelconque féminisme mais d’assumer un positionnement politique d’ordinaire attribué aux hommes.

Dans un monde globalisé, cette gradation des positionnements et des conduites genrés allant éventuellement jusqu’à l’affirmation militante (que certains qualifieront de féministe, alors même que les intéressées refusent ce qualificatif) nécessite également d’interroger la circulation des idées. Travaillant sur différentes aires cultuelles, les chercheurs du CéSor sont sensibles à la pluralité des manières de penser les rapports entre les sexes dont quelques-unes, bien que s’inspirant du féminisme occidental, refusent de lui être assimilé. D’où la nécessité d’interroger les différentes expressions employées pour qualifier les formes d’engagement des femmes dans les domaines politiques, religieux, sociaux et économiques. Les idées circulent et sont l’objet de réappropriations et de reformulations locales. Comment s’opèrent ces circulations, réappropriations et reformulations ? Dans cette perspective, une réflexion sur le rôle de la traduction est tout à fait centrale : les idées, tout en s’inscrivant dans des filiations intellectuelles précises, circulent, s’hybrident, passent d’une langue à l’autre, d’une culture à l’autre. Comment suivre ce mouvement continuel ? Comment, sur le marché de la traduction, les idéologies se positionnent-elles les unes par rapport aux autres ? Les féministes universalistes face aux féminisme(s) islamique(s) par exemple ? Ou encore, les féminismes universalistes face au(x) féminisme(s) des religions afro-américaines ou des autochtones ? Nisrine Al-Zahre, par sa formation de linguiste, mettra en lumière comment la volonté de donner un dimension culturelle et donc locale des luttes féministes peut être mise à jour sous le prisme de la traduction des idées qui circulent mondialement. Une réflexion qui croise celle de Catherine Alès qui s’intéressera à un mouvement d’intellectuelles amérindiennes, notamment présent en Colombie, extrêmement distant des conceptions occidentales du féminisme dont il dénonce la pensée hégémonique. C’est pourquoi, Catherine Alès abordera la question du féminisme en s’intéressant aux pratiques symboliques et conceptions cosmologiques des sociétés chamaniques. Elle se penchera notamment sur l’inclusion de rituels et de discours faisant appel au chamanisme dans les assemblées et les autres formes de participation politique à différentes échelles. L’étude de l’utilisation de la pensée chamanique par les autochtones dans la sphère publique s’inscrira dans un nouveau programme qui a été déposé au MAE en partenariat avec la Colombie et qui portera sur la comparaison entre les conceptions cosmologiques amérindiennes et les philosophies occidentales du care et du féminisme. Ce projet, intitulé « Comparaison des conceptions amérindiennes et occidentales : Cosmogonies, genre et citoyennetés », a été déposé avec Pascale Molinier (Paris 13), des chercheurs de l’Université Nationale de Colombie, et des doctorants dont Angela Erazo (doctorante EHESS-CéSor). L’un de ses objectifs sera notamment d’étudier la manière dont les hommes et femmes autochtones renouvellent la manière de faire de la politique.

Si l’émancipation féminine ou sexuelle passe par des prises de position plus ou moins affirmées au niveau du système politique national, sa mise en œuvre est également dépendante des capitaux dont disposent les intéressé(e)s. Ainsi, les femmes appartenant à la Qubaysîya que compte étudier Emma Aubin-Boltanski ont une forte activité entrepreneuriale avec une présence marquée dans les secteurs de l’éducation, de la santé et de la banque. En plus d’investir le domaine économique, les Qubaysîya bénéficient d’un fort capital social et intellectuel, le mouvement recrutant essentiellement dans les classes moyennes et la haute bourgeoisie des adeptes diplômées à la fois en sciences islamiques et dans des disciplines profanes (médecine, sciences dures etc.). De façon tout à fait similaire, bien que dans un contexte radicalement différent, Céline Béraud constate sur le terrain qu’elle a commencé auprès de catholiques pratiquant-e-s réguliers, en couple de même sexe, qui ont fait le choix de se marier ou ont pour projet de le faire prochainement, qu’il s’agit là aussi de personnes qui bénéficient de toutes formes de capitaux : surdiplômés, bourgeois, doués d’un capital théologique. N’est-ce pas grâce à ces capitaux que ces catholiques peuvent investir le mariage civil, dont les autorités religieuses ont pourtant proclamé qu’il ne pouvait unir qu’un homme et une femme, au nom du principe de différence des sexes qu’elles jugent irréductible ? Une comparaison sera également conduite avec le protestantisme français dans lequel les bénédictions d’union de même sexe font aussi débat.

Plus généralement, les chercheurs du CéSor impliqués dans cette réflexion s’interrogent sur les différentes formes de capitaux que possèdent les individus qui participent à faire bouger les relations genrées. Stefania Capone, pour sa part, remarque que si le capital économique est parfois faible, la transnationalisation des religions afro-américaines dote leurs leaders d’un important capital social, leur apportant prestige et pouvoir face à la communauté d’origine. Les voyages vers la Terre mère, le Nigeria, source de la « tradition yoruba », demandent un investissement souvent considérable, au niveau financier et symbolique, qui peut entraîner une renégociation des rôles et des statuts religieux des acteurs religieux, et notamment des femmes. Quant à Anna Poujeau, elle constate que la pauvreté du capital économique est compensée par la richesse du capital culturel des moniales.

Tout au contraire, les recherches que Nathalie Luca mène en Haïti l’amènent à observer comment, dans une situation de totale absence de capital (social, économique et culturel), de petites entrepreneuses haïtiennes parviennent néanmoins à participer, par le bas, à la reconstruction économique du pays (notamment suite au passage de l’ouragan Matthew) grâce à un système d’entraide éventuellement lié à des réseaux religieux qui leur permet de parer ensemble à la carence de capital, de se soutenir mutuellement et de développer leurs affaires. Dans une perspective similaire, les recherches de Sepideh Parsapajouh sur le lien social entre habitants du bidonville iranien (Islamâbad), ont montré la créativité et la capacité d’agir d’individus issus des conditions d’extrême pauvreté économique, subissant une forte stigmatisation et placés sous la menace constante de destruction de leur logement. Ils sont encore capables de créer une organisation sociale solide améliorant nettement leur qualité de vie. A la suite de ces recherches, elle propose de travailler sur ces innombrables femmes, vendeuses à la sauvette, dans le métro de Téhéran, issues des quartiers pauvres de la périphérie urbaine, à qui le développement récent du métro de Téhéran et l’anonymat qu’il offre ont permis la création d’activités économiques efficaces pour sortir spatialement mais aussi socialement de l’enclos de leurs quartiers marginalisés.

C’est ainsi dans les cas où les différentes formes de capitaux sont peu accessibles, minées par la violence, la destruction et la souffrance (en Syrie), la pauvreté économique extrême (bidonvilles iraniens) ou la désolation (en Haïti), que s’observe avec le plus de force l’accès à une autre dimension de la mise en mouvement de l’individu, celle de son rapport non pas passif mais actif à la souffrance ; celle de sa capacité à se projeter dans un monde autre, à ne pas renoncer à l’espoir, à la volonté d’entreprendre, ce que Nathalie Luca entend considérer comme un « capital d’optimisme ». Nisrine Al-Zahre, Nathalie Luca et Anna Poujeau aimeraient réaliser ensemble des portraits de femmes syriennes réfugiées en France qui font montre, de façon exemplaire, de cette capacité de l’humain à rebondir, alors qu’il a tout perdu, à se réinventer, à repartir, alors même que sa situation semble désespérée. Ces chercheures mettront en commun leurs ancrages anthropologiques et linguistiques et leurs thématiques propres de recherche pour faire émerger des portraits inédits de ces femmes, en même temps qu’une comparaison sera réalisée avec d’autres formes de résistances face à des situations de souffrance (l’attentat de Buenos Aires en 1994, l’ouragan Matthew dans le Sud d’Haïti en 2016, la guerre civile au Liban dans les années 1960, la guerre en Syrie, les contraintes politiques en Iran depuis la révolution de 1979). Il s’agira alors, dans une volonté affirmée, de dépasser le clivage genré pour rentrer au cœur de la condition humaine (Catherine Alès). Sans s’empêcher pour autant de comparer les modalités de résistances féminines et masculines, nous tenterons de mettre en évidence les ressorts de l’optimisme, un optimisme qui s’entretient par la capacité projective de l’individu, capacité elle-même alimentée au moins par la frustration, au pire par le refus du désespoir, un optimisme qui pose de façon renouvelée la question de la foi, qu’elle se manifeste par la prière lorsqu’elle s’appuie sur une croyance religieuse, par le rêve lorsque la croyance religieuse fait défaut, ou plus simplement encore peut-être, par la capacité de l’individu de s’imaginer autre et de se projeter vers cet Autre dans la réalisation duquel il place sa foi. Revenant finalement sur des situations plus courantes et non dramatiques observées en France, Nathalie Luca continuera, dans cette même perspective, son travail sur ce qui motive le désir d’entreprendre, un désir qui participe d’une mise en mouvement donc d’une mise en danger de l’individu. S’il s’observe de façon idéal-typique chez les entrepreneurs, on le repère également dans bien d’autres métiers, quand ceux qui les exercent définissent leur engagement professionnel en termes de vocation.

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